Prédication du 9 juin, Vivre par-delà les frontières, 1/3, "Migration, les couleuvres à avaler et le bonheur d'être soi," par Diane Barraud Astefan et Helena Leimgruber.

Tout d'abord, le témoignage d'Helena, 5 mois après son arrivée en Suisse, le jour où elle découvre Lausanne, sa Cité, et la cathédrale:

Pleines d’espoir, nous nous arrêtons sur l’esplanade de la Cathédrale, nous sommes tombées en arrêt devant la vue sublime sur Lausanne qui se déployait en pente douce vers le lac faisant face aux montagnes de la Savoie. Il est midi, un radieux soleil de janvier soulignait encore la beauté du paysage. Soudain, les cloches de la Cathédrale se sont mises à sonner. J’étais saisie : le timbre, la sonorité étaient les mêmes que ceux des cloches de l’église Saint Paul dans la petite ville en Bohême de l’Est où vivait ma grand-mère. Il y a eu un déclic dans ma tête, j’ai été prise d’un grand frisson et j’ai dit à Jana :  « C’est ici que nous devons étudier, c’est ici que nous devons faire notre vie »

 

Prédication - témoignage

Diane : 

Helena, quand je t'entendais tout à l'heure, je voyais une lumière qui brille, comme ce qu'on a entendu dans l'Evangile : la lumière du soleil de janvier, qui brille sur le lac comme tu nous l'as raconté au début du culte. La lumière d'une liberté, qui trouve son lieu, par le lien infime du son des cloches, et qui le choisit comme terre d'émigration qui devra se faire terre d'accueil ! 

Ma mère, qui était ta compatriote et ton amie, ta colocataire pendant quelques temps, ne nous a jamais beaucoup parlé de son arrivée en Suisse. On a reconstitué après coup ou posé beaucoup de question quand nous en avons eu l'âge. Raconte-nous un peu davantage, comment cela s'est passé ?

 

Helena : 

Tout d'abord je tiens à remercier Nicole von Kaenel et Jean-François Tiercy pour leur écoute, ils m’ont donnée la possibilité de revenir sur mon passé et de raviver les souvenirs de mon aventure d’une jeune émigrée.

A la suite de l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie en août 1968 dirigée par Moscou, des dizaines de milliers de personnes ont quitté la Tchécoslovaquie. Parmi eux 13 000 Tchèques et Slovaques ont trouvé asile en Suisse. Beaucoup d'entre eux étaient jeunes, sans famille, au début de leur carrière professionnelle.

 

La Suisse nous a accueillis à bras ouverts. Un heureux concours de circonstance, le président de la Confédération en 1968 Willy Spühler, marié depuis 1948 avec une femme tchèque, il a été sensible à la situation des Tchèques et Slovaques, et confiant il a contribué à offrir des conditions favorables pour le permis d’études et de travail en Suisse sans obligation de demander l’asile politique immédiatement. En plus les tchèques qui venaient étaient des gens cultivés et diplômés. La Suisse avait besoin d’une telle main-d’œuvre.

 

Diane

Cet accueil évoque celui que la Suisse offre aux Ukrainiens aujourd'hui. Vu d'où je suis, c'est-à-dire de l'accompagnement de personnes en migration venant de tous horizons, un accueil comme ça paraît tellement juste, tellement adapté, tellement intelligent, pour les personnes en fuite comme pour la Suisse : il y a la reconnaissance d'un drame politico-militaire qui n'offre pas tellement d'autre possibilité que de fuir, pour rester vivant et libre. Il y a un accueil, un vrai, c'est-à-dire qui ne se conditionne pas à une renonciation complète de liberté pour celui qui le sollicite. Comme toi à l'époque, les Ukrainiens aujourd'hui bénéficient d'un accueil mais ils ne sont pas sommés de choisir un asile politique qui les couperait de leur pays. Au contraire ils ont la possibilité de trouver la sécurité tout en gardant le lien avec leur pays, et en même temps la possibilité de construire leur vie ici tant que c'est cela qui paraît le plus judicieux, donc du temps pour réfléchir. 

Celles et ceux qui arrivent d'autres pays n'ont pas cette possibilité, à vrai dire ils perdent énormément de liberté dans la demande d'asile, qui certes offre un horizon de sécurité mais ne permet aucun temps de réflexion. Ni même le choix du pays dans lequel la protection est demandée, à cause des accords de Dublin. C'est fou ce que ça rajoute comme souffrances !

Le texte du Lévitique exprime une face de la médaille dont on parle rarement sur la migration : « quand un exilé viendra s'installer chez toi, dans votre pays » : c'est un fait. Quand un émigré viendra. L'émigré vient, partout et de tout temps, quand c'est nécessaire pour une raison ou pour une autre, plus ou moins choisie. Ça a toujours été comme ça et ça le sera toujours. Alors le pays qui accueille est invité à le faire dans la reconnaissance de la foncière égalité de celui ou celle qui vient d'ailleurs. « Vous le traiterez comme un indigène, comme l'un de vous ». L'émigré cesse d'être étranger par le simple fait qu'il est là. Son besoin et sa liberté de migrer ont été reconnus. Alors ce qui est juste et bon, simplement, c'est d'apprendre à vivre ensemble. 

Excuse-moi de cette digression. Continue à nous parler de ton arrivée, dans cette liberté qui vit en toi.

 

Helena : 

(Oui parce que) Cependant à notre arrivée nous étions confrontés à la société très patriarcale : le suffrage féminin n’avait pas encore été introduit en Suisse. La discrimination des femmes était surprenante. Il n’y avait pas de congé de maternité, pas de garderie pour les enfants, les hommes pouvaient interdire à leur épouse de travailler, peu de filles ont fait et terminés les études universitaires. 

Lorsque plus tard quand j’attendais mon premier enfant, mon directeur était emprunté car j’étais la première psychologue dans son service enceinte en poste. Il m’avait proposé de prendre un congé de maladie de 3mois avant d’accoucher de sorte à cache mon ventre devant les jeunes consultants ! Et de reprendre le travail juste après l’accouchement.

 

Diane :

Alors que ma grand-mère tchèque, qui était née en 1914 et arrivée en Suisse également en 1968, était docteure en bio-chimie, en effet ! Ma mère raconte sa surprise quand elle a lu les petites lettres de son premier contrat de travail et les indications des différents congés accordés : «Déménagement, un jour. Deuil, deux jours. Naissance d'un enfant, un jour ». Comment ?? C'était simplement que ce contrat n'imaginait pas qu'une femme puisse vouloir continuer de travailler après la naissance d'un enfant, donc c'était un article uniquement pour les hommes ! 

 

Helena : 

En Tchécoslovaquie les femmes ont été émancipées et engagées, elles étudiaient et travaillaient. Le droit de vote a été accordé en 1920, le congé de maternité de 2 ans à partir des années 1950. Donc je me suis retrouvée dans un pays riche, mais où les femmes étaient inexistantes. Je n’avais plus droit à mon nom de famille au féminin Hajkova, on m’a imposé le nom masculin celui de mon père Hajek. 

 

Diane :

ça, ce doit être une drôle de couleuvre à avaler... Comment tu as fait ?

 

Helena

Dans le livre Voix des femmes, de Nicole von Kaenel et de Jean-François Tiercy plusieurs femmes témoignent d’avoir souffert de racisme, quant à moi j’ai parfois ressenti la xénophobie, l’ostracisme et la méfiance envers les femmes émancipées et indépendantes, et qui de surcroît venaient de l’Est !!

 

L’ Exil c’est probablement la plus grande aventure humaine. Demander l’asile politique signifie une impossibilité définitive de retourner dans son pays, de revoir ses parents, ses amis, sauf pour aller en prison. C’est un grand traumatisme, un deuil long, compliqué et multiple.

 

L’imprégnation et l’accumulation des connaissances liées à ma langue, à ma culture, et à l’histoire de mon pays, ce bagage rempli pendant mes premiers 21 ans devient en partie inutilisable, non reconnu en Suisse. 

 

Très douloureux les premières années. Puis on s’adapte.

 

Diane

21 ans de vie, de bagage, qui sont comme invisibles, – ce n'est pas forcément de la mauvaise volonté de la part du pays qui accueille, mais certainement un manque de connaissance, et de reconnaissance. Quand tu dis que l'exil est la plus grande aventure humaine, cela met en évidence qu'au-delà du chemin géographique, il s'agit d'une véritable odyssée intérieure, incroyable et très exigeante ! On n'y maîtrise pas tout. On s'y découvre de nouvelles vulnérabilités du simple fait de ne pas comprendre tout de suite la langue et les codes de l'endroit où on arrive, et de n'être ni connu ni reconnu dans son propre bagage. Il faut recréer des liens, apprendre beaucoup, se faire connaître et reconnaître à nouveau. C'est un long parcours, qui dépasse largement le temps du voyage pour se compter en années. Voire en générations, si j'en juge par certains ressentis que j'ai pu avoir comme « secundo ». Mais on y arrive, n'est-ce pas ?

 

Helena : 

Au moment de l’invasion de la Tchécoslovaquie j’étais en vacances en Italie. Avec un bachelor de l’université Charles à Prague en poche, j’ai cherché un pays libre pouvant me soutenir pour continuer mes études. Le consul suisse à Rome m’a assurée dans ce sens et m’a référée à l’université de Zurich.

 

Au début j'ai été accueillie dans une famille à Thalwil avec beaucoup de gentillesse et d’attention. J’ai obtenu une bourse pour deux semestres. Avant le début des cours j’ai toute de suite travaillé pendant 1 mois dans une assurance. Il fallait faire des économies car à chaque arrêt de semestre la bourse s’arrêtait. Cela a été un souci permanent, comment survivre ? Ainsi pendant les vacances de printemps j’ai travaillé comme éducatrice dans un sanatorium pour enfants asthmatiques aux Grisons et pendant les vacances d’été dans une banque à Zurich. 

 

Seulement après une année à l’université de ZH, où le programme d’études était trop académique et long, j’ai découvert l’université de Lausanne avec un cursus mieux structuré et orienté vers des débouchés professionnels. Mais il a fallu auparavant étudier 2 semestres à l’école de française moderne. Ceci a été un deuxième exil. Nouvelle langue, nouvel environnement, mais la perspective des études adéquates à mon parcours d’études et mes projets de vie professionnelle ainsi que l’esprit latin de la Riviera Vaudoise ont été encourageants et réjouissants.

 

Cependant en automne 1969 le gouvernement Suisse supprime les avantages dont pouvaient bénéficier les émigrés tchécoslovaques l’année précédente. Résultat de l’initiative Schwartzenbach et de la xénophobie grandissante ont eu influence néfaste sur ma situation.

 

Diane

Tiens, permets-moi de relever ce constat. Je me demande si nous nous rendons toujours compte de ce que nos décisions concernant les lois sur les étrangers signifient concrètement dans une vie, dans un parcours de formation ou professionnel, dans une vie personnelle...

 

Helena

En effet ! Ainsi mon changement d’université n’a pas été accepté et j’ai perdu la bourse d’études. Puisque mes économies de job de vacances ne suffisaient plus j’ai essayé selon les conseils de ma professeure à l’École de français moderne de faire appel aux services sociaux et aux donateurs privés. Partout la réponse a été la suivante : « Notre aide est destinée aux familles et aux hommes, vous êtes femme célibataire, donc laissez la place à l’université aux hommes. Vous pouvez travailler et suivre les cours de français le soir ».

 

Diane

Mon Dieu ! Et tu n'as pas perdu courage avec des réponses pareilles ? Encore de drôles de couleuvres...

 

Helena :

Heureusement c’est de nouveau le travail à la banque qui m’avait sauvée. 

 

Diane

A la banque ! Ah bon, on est en Suisse quand-même !

 

Helena :

(Oui !) mais mener les études et le travail simultanément sans présence aimante et soutien moral et matériel de ma famille a été une épreuve difficile. Car évidement je ne pouvais pas confier à mes parents restés en Tchécoslovaquie mes difficultés en Suisse. Ils se sentiraient impuissants et malheureux. 

 

Diane

Tiens, là aussi je m'arrête une seconde si tu permets... J'entends souvent parler à Point d'Appui des liens avec la famille au pays. Et on comprend assez vite qu'ils ne peuvent plus forcément être spontanés et complètement libres comme on le souhaiterait, par peur en effet de susciter de la crainte, un sentiment d'impuissance ou trop de tristesse. Il faudrait que tout aille bien et que l'exil soit le salut, or cela n'est pas forcément le cas, ou en tous cas pas tout de suite. Je réentends les échos du Psaume...

 

Helena :

C’était une expérience intense, d’être complètement démunie, la solitude, la faim… Mais aussi une expérience intéressante et fortifiante. A l’université de Lausanne j’ai choisi la spécialité de Psychologie du conseil en orientation, car l’expérience d’avoir manqué le bon conseil au début de mon émigration a été très coûteuse. A Prague il me manquait 2 ans, en Suisse j’ai dû ajouter 6 ans pour terminer l’université. Plus tard, diplômée de l’université mon difficile parcours a été comme un atout pour obtenir mon premier emplois. 

Donc comme je disais, on s’adapte.

On apprend petit à petit la langue. 0n découvre les codes ouverts et cachés, pour 

lesquels il faut trouver les clés. On comprend progressivement la mentalité. On 

connaît de nouvelles personnes, on crée de nouvelles amitiés, on découvre un nouvel 

univers culturel. On acquiert de nouvelles libertés, on commence à remplir un nouveau bagage.

 

On laisse derrière soi des fardeaux mais aussi on accepte d’endosser de nouveaux. 

Cependant, on apprécie cette nouvelle vie, cette nouvelle identité. Au début on regarde les Suisses avec les yeux tchèques, plus tard on regarde les Tchèques avec les yeux suisses. On vit un amour augmenté pour son pays et on découvre un amour pour le pays d’accueil. 

 

Diane

Que c'est beau ! Donc l'odyssée intérieure et sociale peut mener sur un chemin apaisé et heureux. Il y a des couleuvres à avaler, mais qui n'empêchent pas d'avancer vers le bonheur d'être soi. J'entends encore le Lévitique, dans l'autre sens peut-être : toi aussi, tu es arrivée à aimer le Suisse comme toi-même !

 

Helena :

Faire cohabiter harmonieusement mon tempérament slave d’Europe centrale avec la pondération et prudence suisse est un défi. L’acceptation de cette différence me procure le sentiment d’être en adéquation avec moi-même. On ne se sent jamais à 100% Suisse, ni à 100% Tchèque, à quelque part on est confortable partout et nulle part. A présent je peux ressentir la même émotion en entendant l’hymne tchèque qu’en entendant l’hymne Suisse.

 

En août 1968 lors de l’invasion russe de la Tchécoslovaquie j’étais en Italie. Il n’était plus question de tomber sous le joug Russe… Alors, en envisageant l’émigration, je suis allée voir un prêtre missionnaire tchèque dans un couvent à Rome. Il m’avait donné 2 livres sur la vie d’exil. La lecture m’avait bouleversé par l’ampleur des souffrances de l’exil. Je me suis alors jurée que je serai courageuse et me suis promis de respecter et de tenir ma propre décision :

 

Créer ma vie la meilleure possible !!!