Au début de notre récit, on a donc une foule ; un homme prénommé Jaïros qui est père d’une fillette gravement malade ; une femme souffrant d’hémorragie depuis 12 ans ; Jésus, avec son disciple Pierre.
Et ce récit, dans le fond, il entremêle 2 histoires différentes ; celles de deux femmes qui n’ont pas de prénom et dont la vie est menacée par des problèmes de santé.
- La première est encore une enfant et pourtant la mort rôde autour d’elle.
- La seconde subit depuis trop longtemps une vie adulte dénuée de sens.
Du fait de ses pertes de sang quotidiennes, elle est considérée comme impure et se voit ainsi refuser l’accès à toute vie sociale.
À côté de ces problèmes de santé, les deux femmes ont un point commun :
- L’une a environ douze ans ; l’autre souffre depuis douze ans.
Cette redondance n’est évidemment pas un hasard.
Vous le savez peut-être, le nombre douze est symbolique. Il apparaît dans de nombreux récits bibliques. Et selon l’interprétation la plus classique qui remonte en deçà de la tradition chrétienne, il évoque l’alliance entre le divin et l’humain, le 12 résultant de la multiplication du 3 et du 4.
- Or, dans la plupart des civilisations, le 3 est un chiffre qui évoque Dieu, ou toute autre divinité, notamment parce que le triangle est une figure géométrique qui ne se déforme pas. Un cercle peut devenir ovale, un carré se muer en rectangle, un triangle reste un triangle.
- Le chiffre 4, quant à lui, évoque la terre avec ses quatre points cardinaux, les quatre éléments, les quatre pattes des animaux terrestres.
D’où le fait que 12 est un nombre qui évoque l’alliance entre Dieu et les hommes.
Sachant cela, nous pouvons postuler qu’au-delà de la maladie et de la mort, ce double récit de la fille de Jaïros et de la femme souffrant d’hémorragies parle aussi de leur relation à Dieu. Par extension, de nos relations au divin.
Pour essayer de décrypter ce qu’il en dit, j’en reviens pour commencer à la femme souffrant d’hémorragies.
Du fait de sa maladie, elle est exclue de toute vie sociale. Une femme perdant son sang était considérée comme impure le temps de ses règles. Comme elle saigne non seulement quelques jours par mois mais chaque jour, cette femme est devenue une intouchable.
Personne ne pose son regard sur elle. Chacun l’évite soigneusement.
Autant dire que sa vie ne ressemble plus à rien.
Ce jour-là, elle ne devrait pas être dans la foule. Elle n’en a pas le droit. Du coup, elle fait tout pour passer inaperçue… Son seul but étant de pouvoir toucher Jésus dans l’espoir soit de guérir miraculeusement soit d’attirer son attention, le récit ne le précise pas.
Jésus, elle ne le connaît sans doute pas personnellement, mais elle a entendu parler de lui. Et la rumeur qui a précédé son arrivée, lui donne cette force inouïe de braver tous les interdits. Elle ose !
Elle ose sortir de chez elle, quitter sa maison devenue sa prison, s’extraire de son désespoir. Elle, l’intouchable, ose même toucher l’habit de Jésus. Quel retournement de situation.
Et c’est bien grâce à son audace, grâce à son geste, que l’inconnue sans nom est désormais reconnue pour qui elle est : une femme, aimée de Dieu, considérée par Jésus, et à ce double titre digne d’être respectée par toutes et tous. Joli pied-de-nez au conformisme social de l’époque.
À côté de la guérison de cette femme, ce qui arrive à Jésus mérite aussi d’être relevé.
Alors qu’il traçait son chemin dans la foule, se rendant chez Jaïros, voilà qu’après avoir été touché, il se sent dessaisi d’une partie de lui-même. Comme amputé.
Sa première réaction s’apparente à celle d’un propriétaire dont le bien serait spolié ou abîmé : « Qui est celui qui m’a touché ? » Et bien que Pierre lui fasse comprendre que vu la foule ambiante, tout le monde peut l’avoir touché, il persiste dans son interpellation.
Guérie, mais pas encore sûre de son bon droit, la femme s’approche humblement, lui raconte ce qu’il s’est passé.
Et c’est alors que s’opère une conversion en Jésus lui-même. Il réalise que ce qui s’échappe de lui ne lui manque pas. Mais permet à une autre de vivre pleinement.
Depuis cette rencontre, la liberté de Jésus, c’est de concevoir que son identité profonde n’a de sens que parce qu’elle permet à d’autres de découvrir ou de recouvrer leur propre identité. Le sens de sa vie se révèle lorsqu’il se donne à autrui, lorsqu’il partage une part de lui-même.
Je vous avoue trouver un écho à cela dans le témoignage des 17 femmes qui racontent leurs cicatrices pour donner espoir à d’autres.
Quelques mots encore sur la fille de Jaïros.
Selon la tradition de l’époque, c’est à douze ans que l’on devient femme. En mourant juste avant, elle demeure donc une enfant. Et nous savons toute la souffrance, toute l’injustice que représente la mort d’un enfant.
À son arrivée dans la maison de Jaïros, alors qu’on lui a annoncé le pire, d’un geste simple, quotidien, comme lorsque quelqu’un est tombé et qu’on veut l’aider à se relever, Jésus prend la main de l’enfant et lui dit : « Mon enfant, réveille-toi. » Dans l’évangile de Marc, l’interpellation à la jeune fille se trouve en hébreu et Jésus lui dit « Talitha kum ».
Ce détail nous permet de comprendre qu’en se relevant, la fille de Jairos n’est plus une enfant, mais une jeune fille, « Talitha » en hébreu. Et cette jeune fille, cette adulte en devenir, est appelée à se lever, à marcher, à manger, à avancer car elle est une jeune fille certes fragile, mais en vie ! Elle a des jours devant elle.
Jésus étant arrivé trop tard, pour la famille tout espoir avait été perdu. Plus personne n’y croyait. Et voilà qu’il y a des perspectives d’avenir pour cette jeune fille, donc pour ses parents, pour sa famille.
Alors, de ces deux récits entremêlés et de ce qu’ils disent de la relation au Divin, je retiens aujourd’hui avec la femme souffrant d’hémorragies qu’il faut oser. Oser sortir de chez soi, oser sortir de soi pour accéder à sa véritable identité.
Je retiens avec la fille de Jaïros qu’il faut se lever et prendre des forces car avec Dieu, contrairement aux apparences, il n’est jamais trop tard.
Je retiens à la suite de Jésus que la grandeur d’un homme, d’une femme, se révèle dans sa capacité à se dessaisir d’une part soi au profit de ceux qui sont dépourvus d’une vie digne.
Et dans un tel geste de dessaisissement, il n’est pas question de survie pour qui que ce soit. Mais de renaissance pour chacune et chacune.
Amen