Le grabat de l’homme n’était-il pas justement un poids, un fardeau, tant qu’il a servi à porter l’homme ? N’est-il pas devenu incroyablement léger dès qu’il a pu s’en extraire et le porter ?
D'après Jean 5: 1 à 18
En préparant le culte de ce matin, après quelques échanges avec Katherine Schmid, Magali Weiss, René Grand, j’ai assez vite repensé à ce récit de l’évangile de Jean. À cette improbable rencontre entre Jésus et l’homme infirme.
Ce récit, il est comme tous les récits de miracle. On a l’impression de les connaître par cœur. Et on se dit qu’il n’y a plus rien à en tirer.
Ce matin, j’aimerais néanmoins revenir sur un chiffre, « 38 » ; un adverbe, « aussitôt » et poser une question : quel est le poids d’un grabat ?
38…
… Lorsque j’écoute ce qui se dit autour de moi, ce qui frémit, ce qui se chuchote, j’entends régulièrement des propos désabusés sur la société, sur notre monde. Et pas seulement à cause du Covid et de tout ce que cette pandémie a charrié comme questions, douleurs, complexités depuis deux ans.
Plus largement, j’entends ici et là, ce sentiment que nous allons dans le mur. Que le monde que nous laissons à nos enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants n’est pas très beau ; que les perspectives n’y sont guère réjouissantes.
Et de questionner un rythme de vie toujours plus soutenu. Une rapidité de l’information qui n’assure pas sa qualité. Plus de violence et moins de civilité ; à ce sujet, vous avez peut-être lu comme moi cette semaine que le canton a recensé en 2021 25 victimes de traite humaine. Au 21ème siècle, chez nous, ça fait quand même peur.
J’entends aussi parler du gaspillage inouï dans l’utilisation des ressources de la création. Des inégalités grandissantes. D’une solidarité, d’une attention à nos proches, en chute libre. Tout ça, pour faire court, parce que l’individualisme et l’écoute de soi prennent toujours plus de place et qu’il en reste de moins en moins pour les autres…
… Je partage ce constat et je ne vous cache pas qu’il m’attriste : je rêverais d’une société moins individualiste, plus communautaire… Mais, au risque de vous décevoir, sur ce point-là, nous n’avons rien à envier à l’époque de Jésus. Et c’est peut-être cela qui m’interpelle le plus.
38… j’y arrive ! 38 ans que l’homme infirme était là, couché près de la piscine de Bethzatha. 38 ans. Il a dû en voir défiler du monde. Son cœur a dû battre la chamade à chacun de ces moments où l’eau se mettait à bouillonner. N’a-t-il pas espéré, jour après jour, que quelqu’un l’y plongerait ?
Avant Jésus, pas un seul homme ne s’est avancé vers lui. Aucun bras ne s’est tendu pour le porter et lui offrir une chance de guérison. Fichue société.
…Et ce n’est pas parce qu’elle l’était hier déjà (fichue) que c’est une excuse aujourd’hui.
Bien sûr, nous ne croisons plus tant d’infirmes, aux berges de nos lacs, rivières et piscines, qui soient en quête d’une guérison miraculeuse.
Mais celles et ceux qui ont besoin d’un regard, d’une main tendue, de notre attention, de notre soutien pour se relever, sont encore nombreux.
Ce sont des hommes, des femmes, des enfants de tous âges, de toutes conditions sociales. Leurs besoins sont parfois grands. Parfois infimes. Il arrive que des pèlerins en fassent l’expérience de ses petits ou grands besoins qui, en chemin, s’avèrent essentiels. De grâce, ne détournons pas le regard. Ouvrons les yeux.
Personnellement, je ne voudrais pas avoir à rougir de honte pour être passée durant 38 ans, 38 mois, 38 jours, ou 38 fois devant une personne en détresse et l’avoir ignorée.
On ne peut certes pas sauver tous ceux que l’on rencontre. Mais leur demander quels sont leurs besoins et leur apporter notre considération, voilà qui est à la portée de chacun.
… 38… 38 ans … et « aussitôt »…
Jésus dit à l’homme infirme « Lève-toi… » Et aussitôt l’homme fut guéri ; il prit son grabat et il marchait.
Quel contraste entre les 38 ans d’infirmité de cet homme et sa guérison immédiate. Est-ce vraiment possible ? Où l’homme a-t-il trouvé la force de marcher ? Les muscles de ses jambes n’avaient probablement plus aucune tonicité. Le récit, à cet endroit, semble invraisemblable ; sans doute l’est-il.
Mais pour moi l’important, ici, se niche ailleurs que dans la vraisemblance.
Ce contraste temporel entre une très longue attente, probablement émaillée de moult désespoirs et ce jaillissement d’une vie nouvelle, d’une vie renouvelée, ce contraste est pour moi source d’espérance.
Non pas l’espérance que Dieu possède une baguette magique pour exaucer mes voeux. Mais la conviction qu’avec lui tout peut changer.
Avec Dieu, les évidences peuvent se muer en doutes. On dit de sa sagesse qu’elle est folie humaine. Mais, du coup aussi, nos impossibilités peuvent trouver des solutions. Comme le disait Martin Luther King : « Dieu peut ouvrir un chemin là où il n’y en a pas. »
…
Je veux y croire aujourd’hui encore. À cette conviction que Dieu crée du possible là où tout ne semble qu’impasse. Et je m’interroge : si c’était vrai, est-ce que je ne regarderais pas ma vie autrement ? N’y aurait-il pas des enlisements à dédramatiser ? Des échecs à pondérer. Des déceptions à relativiser. Des souffrances à considérer non comme un état destiné à durer éternellement mais comme un passage, certes sombre, mais un passage qui pourrait ouvrir sur autre chose : Heureux ceux qui pleurent, ils seront consolés ? Pour Dieu, les pleurs ne sont pas un état permanent de la vie ; puisqu’il nous promet sa consolation ici-bas déjà.
Notre rapport au temps est particulier, vous l’expérimentez comme moi. Il y a ces heures qui passent tellement vite et ces minutes qui s’éternisent tant. Lorsque le rythme de ma vie s’égrène trop rapidement ou pas assez, je veux me souvenir que l’irruption de Dieu -ou de l’un de ces anges qui prendra figure humaine pour moi- peut tout bouleverser, d’un coup, même au moment où je ne l’espère plus.
J’en viens enfin à la question et au paradoxe qu’elle révèle. La réaction des pharisiens pour critiquer Jésus et les actes de l’homme guéri est liée à une prescription qui interdit de porter des fardeaux le jour du sabbat.
Je ne sais pas quel est le poids d’un grabat. Mais je peux imaginer que la structure, probablement en bois, doit être suffisamment solide pour supporter un homme. Ça doit donc peser. Est-ce pour autant un fardeau ?
Je vois un paradoxe dans cette affirmation : le grabat de l’homme n’était-il pas justement un poids, un fardeau, tant qu’il a servi à porter l’homme ? N’est-il pas devenu incroyablement léger dès qu’il a pu s’en extraire et le porter ? Un grabat qui pèse lorsqu’il me porte et s’allège lorsque je m’en affranchis.
Il y a peut-être là une parabole à appliquer aux lourdeurs de nos vies,
Amen