Le bonheur est devenu aujourd’hui une
injonction.
Une sommation !
Une mise en demeure !
« Soyez heureux ! »
Cela me fait penser à ces propos tenus il y a
quelques années par un célèbre publiciste …
« Si à 50 ans tu n'as pas une Rolex, c’est que tu as raté ta vie. »
Si tu n’es pas heureux, c’est que tu as raté ta
vie !
Aujourd’hui la vente de biens, d’objets arrive à
ses limites puisque nous en possédons
beaucoup, du moins en occident.
On s’est mis à vendre de l’immatériel, et
notamment du bonheur.
On a fait du bonheur un objet de consommation
et un business florissant.
On vend du bonheur.
On fait des séminaires pour cela, des
formations de développement personnel.
Plus que des objets, plus que des voyages, on vend des expériences, des émotions, même lorsqu’il s’agit de vanter les mérites d’un simple aspirateur.
C’est redoutablement astucieux que de vouloir
vendre du bonheur, car le bonheur, nous n’en aurons jamais assez.
C’est comme une drogue, nous en sommes devenus accros, dépendants.
Il nous en manquera toujours – du bonheur – et nous naviguerons dans nos vies entre insatisfaction chronique et convoitise.
L’évangile selon « Saint Mark-eting », nous dit :
« malheureux êtes-vous si vous n’avez pas entre
les mains le dernier modèle de téléphone
portable ». Et nous le croyons.
« Malheureux êtes-vous si vous n’avez
pas encore vu le Machu Picchu ou les temples
d’Angkor, ou les plages de Tahiti, ou les
pyramides de Khéops et nous le croyons.
Malheureux êtes-vous si vous n’avez pas été
observer les aurores boréales et les tortues des
Galapagos » et nous le croyons.
« Malheureux êtes-vous si vous n’êtes pas allés
faire l’expérience du shopping à New York,
chez Harrods à Londres ou mieux, dans les
"mall" climatisés d’Abu Dhabi ou de Doha ».
Dans l’évangile selon Matthieu, Jésus parle du bonheur dans ce texte fameux récit des béatitudes.
Et il déclare à plusieurs reprises : « heureux » !
C’est par ce fameux texte que débute ce que
l’on appelle le sermon sur la Montagne, c’est-à-dire plusieurs chapitres où Matthieu y consigne
l’enseignement de Jésus à ses disciples et aux
foules.
Jésus ne commence pas par nous donner un
enseignement de morale sur ce que nous
devrions faire ou ne pas faire.
Jésus ne nous donne pas des leçons de piété ni
de catéchisme pour nous dire ce que nous devons croire.
Non.
Jésus commence son grand discours en
célébrant haut et fort le bonheur.
Heureux les pauvres de cœur : le Royaume des cieux est à eux.
Heureux les doux : ils auront la terre en partage.
Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés.
Pour Jésus, le bonheur n’est donc pas un sujet
annexe, secondaire, mais le bonheur des humains est la raison d’être de son ministère.
Toutefois, Jésus nous parle du bonheur de la
plus déroutante des manières.
Il déclare heureux des catégories de
personnes qui ne correspondent absolument
pas à l’idée que l’on se fait des gens heureux.
Quelle mouche a donc piqué Jésus pour déclarer :
« Heureux ceux qui pleurent ».
« Heureux ceux qui sont persécutés pour la
justice. »
Jésus aurait été plus avisé de déclarer heureux les gens aisés, les gens en bonne santé, les gens qui s’amusent, les gens à qui tout réussit, ou que l’on admire !
Jésus ne déclare pas ici heureux des privilégiés,
mais des personnes qui se sont cognées
durement au réel.
Comme il arrive que nous nous cognions
durement au réel, lorsque la maladie, le
handicap, l’échec, le deuil, la malice du temps s’invitent dans nos vies.
Il faut commencer par dire que les béatitudes reflètent toute la vie de Jésus-Christ, son style de vie, sa personne.
On peut associer chaque béatitude à Jésus-Christ.
Et cette précision m’a beaucoup aidé à entrer dans ce texte que j’ai toujours eu de la peine à lire.
Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.
C’est cette béatitude que j’ai choisie dans le cadre de cette série de prédications intitulées « À la mort, à la vie ».
Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés.
D’abord arrêtons-nous sur le mot heureux en grec makarios.
Lorsque nous disons « heureux », nous disons un état.
Mais dans les écritures, ce terme revêt un sens dynamique.
André Chouraqui le traduit par « en marche ».
Elian Cuvillier dit : « Vivant ! »
« En marche ceux qui pleurent »
« Vivant ceux qui pleurent ».
Ou « Vivant » les affligés.
On pleure parce que l’on souffre.
Parce que l’on a mal, physiquement ou psychologiquement.
On pleure parce que l’on est triste.
Et Jésus pense ici à ceux qui traversent une épreuve, mais pas seulement.
« Ceux qui pleurent » désigne aussi ceux qui sont affligés, ou plutôt ceux qui se laissent affliger, ceux qui s’affligent.
Ceux qui pleurent ne sont pas des passifs qui subissent.
Mais des hommes et des femmes qui activement se laissent toucher.
Les affligés sont ceux qui éprouvent douloureusement l’écart qu’ils mesurent entre le monde tel qu’il est et le monde tel que Dieu le désire.
En marche ! Vivant ceux qui se laissent déchirer par le mal, la souffrance, les égarements, les malheurs des autres et du monde, et qui en pleurent.
Il ne s’agit pas de pleurnicher.
Mais de se laisser émouvoir, de se laisser remuer.
Pour reprendre une expression biblique … heureux ceux qui se laissent prendre aux entrailles … comme le père de la parabole du fils prodigue qui est saisi aux entrailles.
Il y a de quoi être saisi aux entrailles dans ce monde.
Il y a de quoi pleurer en ce monde.
Pleurer devant la folie d’une économie mondiale bâtie sur le profit et la folie de quelques-uns.
Il y a de quoi pleurer en ce monde devant la prédation de l’homme qui veut profiter du monde et qui le ravage sans vergogne.
Se laisser prendre aux entrailles par la domination de l’homme sur l’homme.
De l’homme sur la femme.
Les abus.
Se laisser érafler par le sort de ces femmes iraniennes et de ces jeunes qui sont opprimés par un pouvoir inique et tyrannique.
Ceux qui pleurent sont ceux qui pensent, qui espèrent qu’un autre monde est possible.
Un monde où l’on cultiverait la justice.
La paix.
La solidarité, la fraternité.
Ceux qui aujourd’hui pleurent.
Ceux qui se laissent blesser par tout cela … notre société les juge« sensibles »; trop sensibles, anormalement sensibles, maladivement sensibles.
Trop lucides, trop inquiets, trop anxieux.
Comme ces jeunes qui souffrent d’écoanxiété.
Traiter ainsi ceux qui pleurent, c’est les pathologiser.
Mettre leur larme sur le compte d’une fragilité psychologique.
Ceux qui pleurent dérangent.
On a peur de la contagion des larmes.
Bien sûr, nous ne pouvons pas porter tous les fardeaux du monde.
Nous ne pouvons pas nous laisser toucher par tous les malheurs du monde !
Il n’empêche, aujourd’hui la fragilité, la vulnérabilité n’est pas à chercher dans ceux qui pleurent.
Mais dans tous ceux et celles qui se divertissent, qui se distraient, qui se soustraient à la réalité du monde parce qu’ils préfèrent ne pas la voir.
Les béatitudes nous interrogent … de qui sommes-nous le plus proches ?
Sommes-nous proches de ceux et celles qui pleurent ou de ceux et celles qui se divertissent pour éviter de se cogner au réel.
Et quelle est la consolation dont il est question ici ?
Est-ce un baume sur une plaie ?
Une pommade ?
Une récompense ?
Ceux qui pleurent ne cherchent pas de consolation factice.
Si la vision du réel déchire ceux qui pleurent, les meurtris c’est parce qu’ils sont convaincus que l’homme et le monde ne sont pas condamnés au mal et au malheur et à la noirceur.
Autrement dit, c’est parce qu’ils espèrent qu’ils pleurent.
D’où la question que je vous laisse pour la route :
Pleure-t-on assez ?
Amen