Abraham, figure de l'homme de foi, D'après Genèse 14: 1 à 4 et Hébreux 11
Abraham, c’est un nom qui compte, c’est la figure de la foi par excellence.
Que lui vaut cette reconnaissance quasi universelle et en quoi Abraham peut-il nous aider à tenter de déchiffrer ce qu’est la foi et ce à quoi elle nous destine.
Abraham c’est d’abord un homme qui part.
Un homme qui part et laisse derrière lui son pays natal, son pays d’origine et bien plus encore sa famille, son clan, la maison de son père.
Il quitte également une culture, une langue, des coutumes, une religion, tout ce qui fait l’identité d’une personne.
C’est un « étranger et voyageur sur la terre », dira de lui l’auteur de l’épître aux Hébreux.
Mesurons-nous ce que ce départ a de stupéfiant et d’inouï, quand on sait que l’individu à cette époque n’existait que par et pour son appartenance à sa communauté, à son clan ?
Abraham doit larguer les amarres de tout ce qui faisait de lui quelqu’un.
C’est peu dire que le statut d’« étranger et voyageur » sur la terre, est précaire, exposé et nous aspirons à une tout autre destinée.
À l’adolescent qui rêve de partir faire le tour du monde, nous lui disons : « finis d’abord ton apprentissage, tes études et on verra après ».
Derrière tout départ il y a soit une urgence, soit un appel.
Derrière les départs d’Ulysse, de Magellan, de Livingstone, d’Alexandra David Neal, d’Ella Maillard, de Nicolas Bouvier et de tant d’autres il y a toujours un appel.
Je ne suis pas sûr qu’il soit toujours conscient.
Faudrait-il même aller jusqu’à supposer que cet appel mobilise secrètement le randonneur qui foule modestement des sentiers balisés et bien fréquentés ?
C’est un appel qu’Abraham entend au commencement de son périple.
« Quitte ton pays, ta parenté, et la maison de ton père, et va dans le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation. Je te bénirai. »
L’appel de Dieu va à rebours du bon sens.
Je l’ai dit, nous cherchons tous la sécurité.
La sécurité d’un toit.
La sécurité d’un compagnonnage.
La sécurité d’un chez-soi, d’un lieu où reposer sa tête.
La sécurité d’une famille.
L’appel de Dieu semble faire peu de cas des plus élémentaires besoins de l’être humain.
C’est étonnant pour un Dieu dont on dit qu’il nous connaît mieux que nous nous connaissons nous-mêmes.
Dieu se moquerait-il de nos besoins de sécurité, de racines ?
Ce qui est sûr, c’est que l’appel de Dieu à Abraham n’a rien d’enviable.
Bien sûr, nous raffolons des voyages d’agrément parce que nous savons que nos départs sont suivis de retours.
Sans compter que l’on nous propose souvent sur les catalogues des agences de voyages, des destinations certes lointaines, mais où l’on nous promet d’y retrouver les mêmes commodités de vie qui sont les nôtres ici.
Au fond, la plupart de nos départs ne sont pas des départs, mais des parenthèses éphémères.
Nous rêvons d’ailleurs que parce que nous savons cet ailleurs provisoire.
Pas comme les départs de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui quittent tout pour échapper à la pauvreté, fuir les persécutions d’un régime tyrannique ou simplement survivre à la guerre, à un conflit.
Nous ne sommes pas faits pour l’exil.
Et l’exode nous fait peur.
Nous rêvons de stabilité, d’assise, de tranquillité, de repos.
Le texte qui précède l’appel fait à Abraham est le récit de la tour de Babel ; un texte qui met en scène - dans la plaine de Shinéar - le penchant de l’homme à vouloir s’installer.
Sitôt après ce récit, Abraham reçoit l’appel de Dieu à partir de son pays.
Cette succession est signifiante.
L’homme se plaît au sur-place.
À la stabilité.
Nous en savons quelque chose, nous qui aimons les frontières et les clochers.
Mais le lecteur des écritures devra s’y résoudre,
Elles nous entraînent dans une succession de récit de départs, de déplacements, d’itinéraires, de chemins, d‘exodes, d’exils.
Les Écritures sont traversées par des figures d’hommes et de femmes en partances, qui vont et viennent, à la suite d’Abraham.
Ce sera bientôt le tour de Joseph et Marie qui partiront de Nazareth pour Bethléem, puis quitteront à nouveau Bethléem - avec l’enfant - pour se réfugier en Égypte.
Dans le premier Testament, ce qui est redouté par-dessus tout, et souvent dénoncé par les prophètes, c’est l’installation en terre promise.
C’est un paradoxe : la terre promise est redoutée du moment qu’Israël y entre et s’y fixe.
Naissent alors cette douce euphorie et cette douce griserie de se croire arrivé.
Le consentement d’Abraham à ce départ nous éclaire sur un élément fondamental de la foi.
La foi ce n’est pas une adhésion à un corpus de dogmes, mais c’est une disponibilité de notre être intérieur.
La foi est de l’ordre d’une plasticité de l’esprit.
D’une souplesse de l’être.
C’est parce qu’il est tout entier disponible, qu’Abraham est une figure de la foi.
Disponible à aller plus loin que soi.
Disponible à se laisser déplacer.
Disponible à se laisser étonner et surprendre.
Rien n’est moins naturel à l’homme que de se laisser déplacer, car nous succombons souvent à la tentation de nous complaire en nous-même.
Abraham se laisse déplacer.
Et ses premiers pas augurent d’une épopée où il va traverser des frontières, rencontrer des inconnus et se laisser rencontrer par eux.
On devine qu’en route, Abraham va devoir demander l’asile, accueillir et être accueilli.
On devine qu’en chemin Abraham va éprouver des peurs de celles que parfois l’on éprouve le soir et le matin devant l’avenir incertain.
On devine que déplacé, Abraham va vivre des échecs, des épreuves, mais aussi des joies, des bénédictions, des grâces,
Et ceci jusqu’à son dernier souffle, dont on aime à dire que c’est aussi un départ, le dernier.
La foi est une disponibilité intérieure à se laisse déplacer jusqu’à cette échappée ultime.
En régime chrétien nous préciserons toutefois qu’il ne s’agit pas de se laisser déplacer pour se laisser déplacer ni qu’il s’agit d’aller au petit bonheur la chance, mais nous préciserons que la foi est une disponibilité intérieure à se laisser déplacer à la suite du Christ.
Vient alors une question.
Comment cette disponibilité vient-elle à nous ?
Et comment se fait-il que certains y consentent et d’autres pas ?
Comment ce désir de se mettre en route à la suite du Christ vient-il à nous et en nous ?
Je crois que le goût du Christ naît du goût d’inachevé que nous pouvons éprouver en nous en considérant lucidement ce que nous sommes.
Celui qui a le sentiment d’être arrivé n’éprouvera pas ce désir de mettre ses pas à la suite d’un Autre que lui.
Celui qui a le sentiment d’être arrivé, n’est-ce pas la définition même du parvenu ?
Que l’on se rassure, je ne crois pas que nous vivions dans un monde « de parvenus ».
Je crois bien plus que tout être vivant - à un moment donné de sa vie - éprouve en lui ce goût amer d’inachevé où il devine qu’il a encore beaucoup de chemin à faire.
Il n’y a qu’à regarder autour de nous en ces temps de pandémie.
Tant d’hommes et de femmes éprouvent de la souffrance et trouvent leur vie absurde, dénuée de sens.
Tant d’hommes et de femmes éprouvent une forme de tristesse de n’être que soi devant un monde qui vacille.
Tous nous pouvons éprouver un jour ou l’autre cette forme de « pénurie d’être ».
Je crois qu’il faut situer, à l’origine de tous nos chemins de foi, cette lucidité de se savoir appelés à être bien plus que ce que nous sommes.
Cette lucidité sur soi peut être tragiquement désespérante.
Jusqu’au moment où nous sommes rencontrés et accueillis par celui qui est toujours en chemin.
Et qui fait hospitalité à notre pauvreté d’être sans nous juger.
Ce que l’auteur de l’épitre aux Hébreux dit d’Abraham, de Noé, de Sarah vaut pour nous : dans la foi, nous mourrons tous, sans avoir obtenu la réalisation des promesses de Dieu, mais après les avoir vues et saluées de loin et après nous être reconnus pour étrangers et voyageurs sur la terre.
Serons-nous alors près pour ce départ ultime ?
Que Dieu instille en nous le creux, le vide par lesquels peut s’infiltrer en nous le désir de nous mettre en route, comme celui qui a animé un jour Abraham, notre père dans la foi.
Amen