Bouleversés, les membres de l’assemblée qui écoutent Jésus ne peuvent concevoir que la réalisation des promesses de Dieu passe par l’un des leurs qu’ils connaissent et qui leur ressemble tant.
D'après Ésaïe 61: 1 à 4 et Luc 4 21 à 30
« Nul n’est prophète en son pays » … cet adage, on le connaît bien, même s’il a été prononcé pour la première fois il y a un certain nombre de siècles déjà.
Et si on le connaît bien, c’est qu’on y recourt aujourd’hui encore, généralement avec un brin de fatalisme. Pour dire une déception face à une difficulté, devant un écueil qui est perçu comme un échec.
- Du style: j’ai présenté un programme politique répondant aux réels défis d’aujourd’hui. Ce n’était ni du blabla ni de vaines promesses et pourtant je n’ai pas été élue. C’est que de nos jours, les électeurs se laissent séduire par des slogans réducteurs, souvent creux, et refusent les propos nuancés qui sont pourtant essentiels.
- Ou: j’ai voulu alerter l’opinion publique sur les dérèglements climatiques. Manifester ma colère et mon inquiétude. Je l’ai fait pacifiquement, mais j’ai passé la nuit en prison. (Il y en a ici qui peuvent le dire…)
Je m’arrête là dans une liste volontairement non exhaustive. Parce que je ne tiens pas, maintenant, à tenir le grand livre des doléances.
« Nul n’est prophète en son pays ». Des mots qui traduisent aujourd’hui, du dépit, de la tristesse, de la lassitude. À l’époque, pour les avoir prononcés, Jésus a failli y laisser sa vie.
Dans la synagogue, nous dit le texte, tous furent remplis de fureur en l’entendant s’exprimer ainsi. « Alors, tous se levèrent, entraînèrent Jésus hors de la ville et le menèrent au sommet de l'escarpement sur lequel Nazareth était bâtie, afin de le précipiter dans le vide. »
Je ne sais pas comment vous réagissez mais, pour moi, il y a comme un grand écart entre les paroles de Jésus d’un côté et la réaction de la foule de l’autre, qui a quelque chose de disproportionné.
Alors, pour tenter de comprendre ce qu’il s’est passé et pourquoi il y a une telle violence, je reviens sur 3 moments du récit.
- Tout d’abord sur ce que Jésus a réellement fait dans la synagogue. Et on verra qu’il y a un écart entre son attitude et ce que le foule attendait de lui.
- Ensuite, sur ce qui se dit, au travers du récit, de l’identité de chacun et, plus particulièrement, de celle d’un prophète.
- Enfin, nous interpréterons le fait que cet épisode n’est que le début du ministère de Jésus.
Qu’est-ce que Jésus a fait ?
Et bien, après avoir été mis à l’épreuve dans le désert, il revient chez lui, à Nazareth. À cette occasion, il entre dans la synagogue et lit les Écritures. Jusque-là, rien d’exceptionnel, puisque tout juif adulte, qu’il soit rabbin ou non, peut lire et commenter la Torah.
Jésus a-t-il opté pour la lecture du jour comme lorsque l’on suit un lectionnaire ou a-t-il choisi délibérément le passage lu ?
C’est difficile d’être formel sur ce point. Mais comme l’Évangile précise que Jésus « trouve » le passage, on peut penser que ce n’est pas son choix de lire le début du chapitre 61 d’Ésaïe qui évoque la consécration d’un prophète ayant reçu l’Esprit de Dieu pour justifier sa mission.
Jésus donc lit le prophète. À la fin de la lecture, l’assemblée reste suspendue à ses lèvres. Elle attend la suite. Elle attend le commentaire que Jésus va apporter aux mots du prophète…
… Et c’est là que tout commence à déraper. Car contrairement à l’habitude, Jésus ne va pas commenter les Écritures. Il ne va pas décortiquer le texte ni prêcher.
Non. Sans doute pour la première fois dans une synagogue, Jésus n’explique pas. Il dit simplement « c’est arrivé ». « Ce passage de l'Écriture est accompli, aujourd'hui, pour vous qui m'écoutez. »
Une telle affirmation, vous l’imaginez, c’est juste incroyable. Les personnes de l’assemblée se demandent si elles ont bien entendu. Après des siècles d’attente et de partage de l’Écriture, patiemment transmise de génération en génération, chacun, en Israël, espère la réalisation de la prophétie d’Esaïe, sans oser croire pour autant qu’elle se réalisera de son vivant.
Pour les gens qui l’écoutent, les propos de Jésus sont d’une audace inouïe et le programme auquel il fait allusion est conséquent. Il proclame une année d’accueil par le Seigneur, une année jubilatoire, certes prévue et fixée par la loi de Moïse tous les cinquante ans, mais cette fois-ci c’est pour de vrai et pour tout de suite. Avec en plus de l’accueil de Dieu, la libération annoncée pour ceux qui sont captifs, ou opprimés - au propre comme au sens figuré-, ainsi que l’annonce de guérisons, en particulier celle des aveugles.
On imagine la surprise. Qui est-il pour oser parler ainsi ?
Se pose dès lors avec acuité la question de son identité. N’est-il pas le fils de Joseph et de Marie ? Celui que l’on a vu grandir ? Qui jouait dans la cour avec nos enfants ?
Bouleversés, les membres de l’assemblée ne peuvent concevoir que la réalisation des promesses de Dieu passe par l’un des leurs qu’ils connaissent et qui leur ressemble tant.
Ce que Jésus dit est littéralement extra-ordinaire, mais lui ne l’est pas. L’accomplissement de ce qu’il annonce devrait réjouir les cœurs, mais il fait trembler les corps.
Jésus sent bien toutes ces tensions, tous ces paradoxes. Loin de les apaiser, il les pousse à leur paroxysme en poursuivant :
« … il y avait beaucoup de veuves en Israël à l'époque d'Élie … Pourtant Dieu n'envoya Élie chez aucune d'elles, mais seulement chez une veuve qui vivait à Sarepta ...
Il y avait aussi beaucoup de lépreux … à l'époque du prophète Élisée ; pourtant aucun d'eux ne fut purifié de la lèpre, mais seulement Naaman le Syrien. »
Ces mots sonnent comme une baffe pour les habitants de Nazareth. Ils y entendent le fait que Jésus ne les aime pas, qu’il n’est pas là pour eux et que c’est auprès d’autres qu’il va poursuivre sa route. Se glissant ainsi dans la lignée d’Élie et d’Élisée.
L’assemblée voudrait tellement enfermer Jésus dans son statut d’enfant du pays. Le contenir dans ce qu’elle sait – ou croit savoir - de lui.
Et nous y tenons si souvent, nous aussi, à cette illusion de connaître quelqu’un sous prétexte de l’avoir vu grandir.
Mais Jésus nous met en garde. Nul ne se résume à ses origines. Notre filiation ne se réduit pas à notre arbre généalogique. Ce que nous apportons au monde ne se limite pas à notre CV.
C’est encore plus vrai pour les prophètes, eux qui par essence sont nomades. Eux qui toujours regardent la mer, et pour lesquels un pays n’est jamais qu’un îlot qui s’évertue à répertorier les siens espérant les contenir sur un coin de terre.
Comme tout prophète, Jésus sait que la vérité se trouve au-delà de l’horizon mais qu’elle se donne déjà dans le mouvement de celui qui rompt les amarres.
Alors, au milieu de l’agitation des gens de son peuple, « il passa au milieu d’eux et s’en alla ».
Son ministère l’attend. L’épisode de Nazareth n’est que le début de l’histoire qu’il va tisser avec les gens de son époque. Après ce retour aux sources, il est appelé à surgir dans le quotidien de moult personnes qui ne sont pas de son village. Qu’il ne connaît pas. Et qui ne le connaissent pas.
Alors, il passe son chemin et, ce faisant, je crois que Jésus nous rappelle aussi que si nous voulons rester unis à lui, il nous faut également nous mettre en route. Il nous faut renoncer à vouloir le garder pour nous, dans la synagogue de notre village ; dans nos institutions ou nos églises. Il nous faut le suivre et aller vers celles et ceux qu'il vient accueillir de la part de Dieu.
Cette mise en route n’est pas sans risque, mais elle ne représente pas pour autant un grand danger. Car quand bien même il nous arriverait d’errer, croyez-moi, on ne se débarrasse pas si facilement de Jésus, parce que lui n'est pas près de nous laisser tomber.
Il passe son chemin, jour après jour, en nous guidant sur le nôtre. Même après avoir achevé son œuvre sur la croix, il a continué sa route par-delà la mort.
Jésus ne cesse de passer son chemin en nous dévoilant le nôtre. D’ailleurs, ne l'avez-vous pas entendu, ce matin, vous dire une fois de plus : aujourd'hui les promesses de Dieu sont accomplies pour toi, pour vous. C’est aujourd’hui jour de fête. Dieu t’accueille.
Amen