Si Jésus avait voulu choisir le plus brillant de ses disciples pour conduire la communauté chrétienne naissante, il n’aurait pas misé sur Pierre.
D'après Matthieu 16: 21 à 25 et Esaïe 43: 1 à 3
Si Jésus avait voulu choisir le plus brillant de ses disciples pour conduire la communauté chrétienne naissante, il n’aurait pas misé sur Pierre.
Alors bien sûr, Pierre est touchant. Dans son humanité ; dans ses élans et sa fougue ; dans sa spontanéité. Mais ici, comme dans plusieurs autres récits, il se distingue par ses bourdes ; et il fait preuve d’un certain manque de maturité spirituelle… Ce qui a fait dire à un de mes collègues français, qu’on devrait toujours lire un passage qui met en scène Pierre lorsque nous célébrons un baptême ou lorsque nous accueillons un membre dans la communauté. Car ce serait une manière d’attester qu’après lui, nous n’avons pas à rougir d’être, tels que nous sommes, dans la communauté des chrétiens.Pierre apparaissant comme une sorte d’antidote à nos complexes ou à notre crainte de ne pas être suffisamment parfaits pour suivre Jésus.
Ce qui, en l’occurrence, prête à sourire, c’est son cri du cœur ; la façon dont il se met à enguirlander Jésus quand ce qu’il dit ne lui convient pas.
Il vient pourtant de le confesser comme le Christ, le Messie. Magnifique témoignage ! Mais voilà qu’il ne supporte pas d’entendre Jésus lorsque ce dernier évoque Jérusalem, ses souffrances à venir, sa mort et sa résurrection au 3ème jour. D’où sa protestation : « Dieu t’en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t’arrivera pas ! »
Ce cri du cœur, il révèle 2 choses.
Tout d’abord, Pierre semble rêver qu’une certaine proximité avec Dieu (et Dieu sait que Jésus et lui sont proches) Pierre semble donc rêver qu’une certaine proximité avec Dieu devrait le préserver des coups tordus de la vie… Souffrir, c’est pour tout le monde, mais pas pour Jésus.
Et puis, il laisse aussi entendre que si Jésus est bel et bien un homme, il préférerait qu’il ne soit pas un homme tout à fait comme les autres … Mourir, c’est pour tout le monde, mais pas pour Jésus.
Le plus cocasse, dans tout cela… C’est que Pierre ne dit pas à Jésus : « Si tu devais être menacé de souffrance, voire de mort, je me battrai à tes côtés pour éviter que cela ne t’arrive ! ». Non. C’est une compréhension magique de Dieu qui le fait réagir ainsi : « Dieu t’en préserve. » … Comme si Dieu était muni d’une baguette magique. Et qu’il lui suffise d’une formule pour contrecarrer la réalité.
Or, si Dieu peut tout… je crois qu’il se distingue des autres divinités non par quelques formules magiques mais précisément par le fait qu’il nous accompagne, quoi que nous traversions.
Nous l’avons réentendu à l’occasion du baptême d’Iris par la bouche du prophète Esaïe. Dieu n’évite ni la traversée des eaux ni la confrontation au feu. Mais il promet sa présence en tout temps ; en tout lieu. Y compris au cœur de la tempête ; au creux de la souffrance.
On pourrait encore palabrer longtemps sur Pierre sur ce qui, en lui, prête à sourire. Il est bien plus intéressant de se pencher sur la réaction de Jésus : « Retire-toi ! Derrière moi, Satan ! Tu es pour moi occasion de chute, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
Retire-toi de moi… Ce sont exactement les mêmes mots qu’il avait répliqués à Satan lorsque ce dernier le tentait dans le désert. Et qu’il lui promettait, d’un coup de baguette magique, lui, de vaincre la faim, la mort, le manque.
Mais Jésus n’a jamais basé sa vie sur l’évitement. Il ne fuit pas, il assume. Il ne tourne pas le dos, il s’engage. Il ne se regarde pas le nombril, il vise un idéal.
Partant de là, mais il m’a fallu du temps, partant de là, de ce regard sur un Jésus qui fait face, j’ai pu aborder à frais nouveaux la suite de sa réplique : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive. »
Qu’est-ce que j’ai pu les détester, ces mots. Il faut dire que la tradition ne m’a pas aidée, qu’elle ne nous a pas aidés, à en prendre la juste mesure.
Combien de fois ne nous a-t-on pas vanté le don de soi, le martyre, l’abnégation ?
Or je crois que c’est un terrible malentendu de penser que c’est la détresse qui nous donne accès au Royaume de Dieu. J’ai la conviction que toute Parole de l’Évangile est donnée pour notre croissance, même si a priori, certains mots commencent par nous heurter. Toute Parole de l’Évangile, je le crois, est étincelle de salut.
Du coup, le fait que Jésus refuse par deux fois d’échapper à la condition humaine, d’abord lors des tentations dans le désert et ici à nouveau donnent aux expressions, « se renier soi-même » et « prendre sa croix », une résonnance particulière.
- Renoncer à soi-même, ce n’est pas tant se renier (comme si souvent traduit) que se libérer des fausses images, des fausses attentes, des illusions que nous avons de nous-mêmes. Pour découvrir et s’attacher à qui nous sommes réellement, en Dieu, en Christ…
… Des hommes et des femmes certes imparfaits, mais aimés et appelés à grandir dans la dignité. Loin des stéréotypes et des clichés qui si souvent nous empoisonnent et nous emprisonnent.
C’est la théologie de la grâce, rappelée dans le baptême : une part de notre identité nous vient de Dieu lui-même. Et comme Dieu nous échappe toujours, qu’il ne se laisse coincer ni dans nos mots, ni dans nos dogmes, ni dans nos représentations, alors tout être humain nous échappe toujours aussi un peu. A commencer par soi.
- Porter sa croix… si l’on songe que Jésus lui-même n’a pas porté la sienne, cela devrait nous mettre la puce à l’oreille.
Porter sa croix, c’est précisément se coltiner cette part de notre identité qui nous échappe. C’est refuser le fantasme de toute-puissance et nous attacher à mesurer ce que nous pouvons et ce que nous ne pouvons pas ; ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas.
C’est réaliser qu’aux yeux de Dieu, si nous ne sommes pas « tout », nous ne sommes de loin pas « rien ».
Et c’est alors accepter, dans la confiance, de nous mettre en route à la suite de Jésus. Sur un chemin parsemé de surprises et d’inattendus.
Face aux difficultés, nous connaissons tous la tentative du repli sur soi, du repli sur ce que nous connaissons déjà.
Et la pandémie nous l’a rappelé : la peur de la mort peut conduire à une vie sans saveur. Quand on a peur de tout, on n’ose plus être. On n’ose plus être soi. Or, si nous passons notre vie à ne pas vouloir mourir, nul doute que nous nous abstiendrons de vivre.
Alors je nous y encourage : oui, apprenons à renoncer ; prenons notre croix ; et osons nous placer dans la suite de Jésus.
Lui qui, par sa vie, sa mort et sa résurrection nous arrache à la répétition aveugle du destin pour nous ouvrir à la liberté.[1]
Amen
[1] Marion Muller-Colard