Une mère assiste à la mort de son fils. Il n’y a pas d’éclatement plus grand, de décomposition plus extrême. Mais au coeur du chaos de la décomposition, de la dispersion et de la mort, une graine mouillée de larme est plantée, qui germe déjà et annonce la lumière de la résurrection.
D'après Jean 19: 23 à 27 et Jean 15: 12 à 17
Les soldats ont mis Jésus en croix. Ils ont fait leur travail.
Le chemin s’arrête là. Sur la colline de Golgotha. Chemin sans issue…
Restent les vêtements à se partager. Jésus n’est pas encore mort et on l’a déjà dépouillé de ses vêtements, ses habits de Vivant.
Les soldats les partagent. C’est leur droit. Chacun repartira avec son lot. De toutes façons, Jésus n’en aura plus besoin. Même la tunique va être attribuée à l’un d’entre eux qui en fera bon usage puisqu’elle restera en un seul morceau. Les maigres possessions de Jésus sont dispersées. Comme si à ce moment, la vie de Jésus était décomposée pour être mieux reléguée dans le passé, et oubliée. Des soldats garderont une trace vestimentaire de Jésus. Rien pour les proches. C’est comme ça. De toutes façons, c’est une affaire de minutes. Jésus va bientôt mourir. Fin de l’épisode.
À cette heure-là, la croix est synonyme de décomposition et de dispersion, de mort et de fin. Je crois qu’ils sont nombreux celles et ceux qui peuvent se reconnaître dans cette croix là.
Peut-être sommes-nous de ceux-là lorsque des événements comme la mort, la maladie, la rupture, la guerre, la perte d’un emploi, font voler la vie en éclats. Et pas seulement la vie quotidienne, mais les convictions, les assurances, la confiance, l’espérance. Ces moments décomposent et fragmentent l’existence. Les éclats de vie sont dispersés comme des fragments de vêtements, et nous sommes réduits à la plus grande vulnérabilité. Est-ce que tout se termine là?
Près de la croix, debout, se tiennent quelques femmes et un homme, le disciple bien-aimé.
À cette heure-là, que vivent-ils? Une mère assiste à la mort de son fils. Il n’y a pas d’éclatement plus grand, de décomposition plus extrême. La mort d’un enfant est d’une brutalité absolue. La vie est en lambeaux qui menacent de se disperser à l’infini.
Il n’existe pas de mot particulier pour désigner une mère ou un père amputé de son enfant. Sidération. Silence.
Près de la croix, un homme assiste à la mort de son ami. C’est le disciple bien-aimé. On n’en a jamais défini l’identité. Ce disciple reste anonyme. C’est chacune et chacun de vous, de nous. S’il est bien-aimé, cela ne signifie pas que Jésus aurait pu ou pourrait avoir une préférence pour un disciple particulièrement performant. Le disciple que Jésus aime est celui, celle qui accueille son amour et qui travaille à y demeurer.
Celui qui se tient près de la croix doit être dévasté. Comment poursuivre son existence en l’absence de Jésus avec lequel il a tant appris et tant partagé? Avec le Christ il a découvert la vraie dimension de sa vie. Maintenant reste les souvenirs des paroles et des signes, comme des lambeaux de vêtements éparpillés.
Là encore, dans notre vocabulaire, pas de mot spécifique pour désigner un homme ou une femme qui perd son ami, son amie. Mais la souffrance est là.
Jésus voit. Son regard englobe la mère et l’ami. Avec l’une comme avec l’autre, il a une histoire unique.
Sa mère, qui n’est pas nommée dans ces versets, l’a mis au monde. D’une certaine manière, elle a aussi ouvert la porte de son ministère en intervenant lors du mariage à Cana. Au travers des quatre évangiles, la mère de Jésus est celle qui écoute la parole qui lui est adressée, celle qui accueille et qui ose, celle qui se réjouit et se questionne. Siméon lui a dit: « La douleur te transpercera l’âme comme une épée. » Au long de la vie de Jésus, sa présence est discrète. C’est une mère, à l’allure de disciple fidèle. Ce jour-là, à cette heure-là, par amour pour son fils Jésus, elle se tient près de la croix. Immobile. Muette. Souffrant de la souffrance de son enfant…
Jésus la voit. Il la rejoint et pose une minuscule lumière à l’orée d’un nouveau chemin. Au milieu du chaos de la dispersion, de la décomposition et de la mort, le Fils va lui donner d’élargir son rôle de mère à un autre fils. Il lui donne d’adopter le disciple bien-aimé. Il ouvre une brèche dans sa douleur compacte. La vie pourrait bien s’y engouffrer. Ce jour-là, à Golgotha, c’est le fils qui fait naître sa mère à une vie familiale nouvelle où pourraient bien se vivre et se partager la parole et la vie du Christ sous la forme de l’amour mutuel.
Avec le disciple, Jésus a des liens uniques tissés tout au long de son ministère. Par amour, aussi, cet homme se tient debout près de la croix. À lui aussi, Jésus ouvre une destinée renouvelée. Il lui donne d’adopter Marie comme mère et de devenir ainsi son frère adoptif. À lui aussi il confie une famille recomposée pour porter dans le monde sa parole et sa vie.
Près de la croix Jésus rassemble ceux qui étaient juxtaposés et sur le point d’être dispersés. Il recompose une famille en créant des relations nouvelles qui ne naissent pas de la bonne volonté de la mère et du disciple, mais de sa volonté de Fils au seuil de la mort. Quelque chose se termine définitivement: sa présence incarnée auprès de siens. Quelque chose de totalement nouveau est en train de naître: une famille composée de femmes, d’hommes et d’enfants au bénéfice de l’amour du même Père et de la présence du même Frère. Ils sont rassemblés par des liens qui les dépassent et donne une coloration bien particulière à leurs relations.
Cette femme qui vit sa foi de manière tellement intellectuelle que je ne m’y retrouve pas: ma soeur!
Cet homme qui utilise un vocabulaire tellement pieux pour dire sa foi: mon frère!
Ce collègue qui nourrit sa théologie à d’autres sources que moi: mon frère!
Ces hommes, ces femmes avec lesquels je n’ai aucun affinité, que je préfère même éviter: mes frères, mes soeurs…
Et puis tous ceux et toutes celles qui ne disent rien, ne confessent rien, mais n’en pensent et n’en font pas moins, toutes celles et tous ceux en qui repose le souffle d’un Dieu qui les accueille et les aime: toutes celles-là, tous ceux-là sont nos frères et nos soeurs auprès desquels trouver un soutien solide, un accueil inattendu, une tendresse maternelle: « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. »
Cette famille recomposée par Jésus, je la crois et je la vois aux dimensions de l’humanité. Elle n’est pas le lieu clos de quelques privilégiés qui vivraient repliés sur eux-mêmes.
Les femmes et l’homme qui se tiennent près de la croix traversent une grande souffrance. Comme cela arrive à chacune et chacun. Une réorganisation des liens familiaux n’effacera pas la douleur de la perte. Mais le regard, les paroles de Jésus et l’amorce de vie nouvelle qui se dessine pour la mère et le disciples bien-aimé, à laquelle, je suis sûre, Marie, la femme de Clopas, Marie de Mandala et tant autres sont associés, cette amorce de vie nouvelle nous dit déjà que la vie est plus forte. À travers les rochers, une eau vive se fraye un chemin.
Depuis cette heure-là, au coeur du chaos de la décomposition, de la dispersion et de la mort, une graine mouillée de larme est plantée, qui germe déjà et annonce la lumière de la résurrection
Amen