Quelqu’un qui est la parole interroge toute personne qui a la parole.
D'après Jean 1, 9 à 13
Cette fois nous y sommes, c’est Noël. Aussi, une question. Est-ce pour vous une joie ou un moment que vous vous réjouissez de voir derrière vous ? Réfléchissez-y un instant et songez à votre attente ce matin. Êtes-vous là juste par habitude ou au plus profond et plus secret de vous, vous aimeriez que votre présence change quelque chose ? Vous désirez repartir tout à l’heure plus solide/apaisé/calme/confiant/ espérant/prêt à vous pardonner/…
Car nous y sommes, c’est Noël, autrement dit, fin du temps de l’Avent, fin de cette période où les marchands ont rivalisé d’idées invitant à offrir ou acquérir quelque calendrier munis de fenêtres journalières. Au point que, lorsque chacune d’elles contient une bière ou une pièce de puzzle, j’en suis venu à me demander s’il ne faut pas définitivement écrire le mot avent avec deux « a » pour voyelles, tant on ne célèbre plus aucune venue (sens du mot avent qui vient de adventus), mais que l’on souligne que l’on est seulement dans les jours précédant Noël. Toutes celles et ceux qui n’ont cessé de courir ces dernières semaines pourront enfin s’arrêter, souffler un peu. Voilà la bonne nouvelle de Noël, non ?
Pourtant ce matin et ici ce n’est pas le repos ni même la famille que nous célébrons, mais une nouvelle susceptible de changer la vie en profondeur, une nouvelle passée totalement inaperçue à l’époque et qui aujourd’hui ne retient guère l’attention, même si on paraît fêter la lumière et que l’on chante bergers et rois mages comme pour faire remonter de doux souvenirs d’enfance. Mais les lumières festives écartent-elles la déprime installée au fil des mois, avec les vagues qui se succèdent et touchant en particulier les jeunes, sans épargner, nombre d’adultes ? Les lumières spectacles conduisent-elles à des engagements nouveaux, plus exigeants, orientent-elles à nouveaux frais ? Peut-être vous dites vous que je ne suis pas en train de méditer sur Noël, parce que je ne m’arrête ni sur le couple qui devient famille avec la naissance d’un enfant prénommé Jésus, ni sur des bergers qui vont bientôt débouler et les mages qui suivront.
C’est vrai j’ai préféré retenir ces mots curieux pour ce matin de Noël. « La vraie lumière, qui éclaire chacun, venait dans le monde ». Elle me frappe car même si les lumières, parfois extraordinaires ont envahi bien des espaces de la ville, les inquiétudes n’ont pas diminué. Dès qu’un responsable politique ou de la santé s’exprime, on veut en savoir davantage sur demain et plus encore sur après-demain. On tient à être rassuré. Et rassurer, la religion a joué beaucoup ce rôle, hier ; mais aujourd’hui cela ne fonctionne plus. Tant mieux, car la bonne nouvelle, c’est le sens du mot évangile, ne sert pas à nous tenir douillettement au chaud.
D’ailleurs Jésus pour cela n’a écrit aucun évangile, il n’a laissé aucun texte susceptible d’être lu relu, médité, interprété, complété, amendé, bref trituré à notre convenance et ressorti ou oublié quand cela nous arrange. Jésus, cet homme dont les chrétiens ont l’audace de croire qu’il révèle le visage de Dieu, n’a pas écrit d’évangile lui-même. Du coup, chaque mot qui paraît nous rapprocher de lui risque de nous en éloigner si nous croyons pouvoir attraper, enfermer la vie dans les mots ou les syllabes. Non, Jésus n’a écrit aucun livre, car les livres opposent parfois plus qu’ils n’unissent. Serait-ce qu’il a voulu laisser grande ouverte la porte de l’espérance, au point que personne ne puisse plus jamais la refermer derrière lui ? Il n’a donc pas laissé d’évangile de sa main, Il est l’évangile, car c’est lui la bonne nouvelle à recevoir. Il ne se dit pas dans des mots, Il est les mots. Il ne se révèle pas dans une belle parole, Il est la parole. Il ne se dit pas dans un langage, Il est le langage : Jean l’affirme et du coup interroge mes mots, ma parole, mon langage. Il remet en question le vôtre, et je crois le langage de tout être humain.
C’est dire que les paroles et les mots ne sont pas sans danger. Parfois ils assombrissent au lieu d’éclairer, ils enferment au lieu d’ouvrir. Ils véhiculent la mort au lieu de transmettre la vie. C’est pourquoi je tends l’oreille lorsque Jean ose affirmer au début de son évangile que vient une Parole en qui est la vie, vraie lumière destinée à illuminer tout être humain. Me voici d’autant plus intrigué que cette Parole ne semble pas se réduire à des mots, à des phrases, à des contenus qui semblent bien s’enchaîner. Elle ne paraît pas être là pour développer une pensée claire. Non, Jean trace une autre piste puisque c’est pour témoigner de Jésus qu’il évoque une Parole qui vient et veut éclairer toute femme, tout homme. Et ce faisant, Jean fait même bien davantage qu’ouvrir une nouvelle piste, il interroge le statut des mots que nous utilisons couramment, le statut des paroles que nous prononçons quotidiennement et des propos que nous échangeons.
Qu’est-elle cette Parole ? Qu’est-il ce Jésus ? – Un langage qui était chez Dieu, un langage qui était Dieu, dit Jean. Dieu serait donc… Non, Dieu est donc quelqu’un qui parle et cette parole non seulement dit Dieu, mais est Dieu. Oui, cette parole, prénommée Jésus, cette parole est quelqu’un qui écoute Dieu. Il n’est qu’écoute pour être tout entier dans ce qu’il dit. Autant dire que quelqu’un qui est la parole interroge toute personne qui a la parole. Pour une fois, la parole fait partie intégrante de quelqu’un et cela non pas l’espace d’un instant, alors que tant de fois elle n’est qu’extérieure. Et c’est bien souvent ainsi que nos paroles s’évanouissent dans le vent, nous sont extérieures. Elles ne nous habitent pas, elles ne sont pas nous.
D’ailleurs si les évangiles de Jean, de Matthieu, de Marc ou de Luc n’étaient que des recueils de mots rassemblés, ils ne seraient que des ossements desséchés, que des cendres dispersées sur une plaine glacée. Tous les jambages alignés des mots ne seraient qu’entassement de prothèses, et l’écriture serait lettres mortes. Chacun de ces versets, si beaux soient-ils, serait une tombe et les évangiles n’édifieraient qu’un monument aux morts. Heureusement il en va tout autrement puisque nous ne sommes pas rassemblés ici pour commémorer, mais pour être réveillés à la vie, car la parole dont parle Jean et dont témoignent les trois autres évangélistes, porte précisément la vie en elle. Cette parole s’offre comme lumière des humains, jusqu’à remettre radicalement en question nos propres paroles qui n’éclairent pas, ou si rarement. Aussi cette Parole bouscule-t-elle notre langage qui explique et dissèque. D’autant plus que le langage dont parle Jean explicite moins la vie qu’il est la vie elle-même. Langage porteur de vie, car né d’une écoute essentielle. Car pour parler il faut avoir entendu : c’est bien connu, celui qui n’entend pas éprouve mille difficultés à parler.
Cette parole qui vient dans le monde vient éclairer tout être en lui rappelant que tout langage est d’abord écoute. Écouter d’abord l’autre pour apprendre à parler, à pouvoir dire je peu à peu. D’autant plus qu’il ne suffit pas de savoir prononcer le petit mot moi pour être rendu capable de parler en je, pour oser exprimer autre chose, proposer un autre point de vue, porter un autre regard que celui que l’on attend de moi, que l’on m’invite à répéter ou que l’on me force à avoir.
Écouter d’abord revient non seulement à faire taire les bruits du monde qui m’assaillent, non seulement ne pas faire écho aux slogans à la mode que je suis si souvent et si rapidement invité à faire miens, mais me taire, y compris à l’intérieur, c’est-à-dire faire silence pour écouter ce qui monte en moi en termes de désirs, en termes d’attente susceptibles de m’encourager, en termes de douleur et de lourdeur qui veulent et doivent être déposées, en termes de manque qui aspire à être comblé. Écouter ce qui est en moi, ce qui parle de moi et que je ne soupçonnais pas tant que je n’étais attentif qu’aux bruits, qu’aux sons extérieurs, tant j’avais peur du silence susceptible de me confronter à moi-même et à cet Autre désireux de demeurer chez moi, Dieu, le Vivant.
Celui dont témoigne Jean est Parole qui m’interpelle profondément car elle n’est pas extérieure à celui qui la prononce, elle est véritablement lui. Dès lors qu’il témoigne de la vie de Dieu, il est la vie de Dieu. Lorsqu’il appelle à aimer, il est l’amour. Lorsqu’il évoque le souci de l’autre, il est la compassion. Il est ce qu’il dit. Il est ce dont il parle.
Or je l’avoue, et vous aussi peut-être, j’éprouve une immense difficulté à être ce que je dis. Recevant et méditant ce début de l’évangile de Jean, je désire maintenant ardemment apprendre à parler moins avec mes lèvres, comme pour prononcer correctement, qu’avec le cœur de mon être. Oui j’aimerais parler par cœur, non suite à d’inlassables répétitions, mais au sens de parler par le cœur, de tout mon être, les mots n’étant que l’ultime expression d’un « je ». J’aimerais n’ouvrir la bouche que lorsque je serai sûr que ce que je vais dire est plus beau que le silence. Ne parler que lorsque je serai sûr que mes belles paroles ne trouveront plus leur place dans le dictionnaire très consulté de la langue de bois, qu’elle soit politique ou ecclésiale. J’aimerais tant que mes paroles relient plutôt qu’elles ne délient, séparent et opposent.
Oui, cette Parole porte en elle la vie, car il est vivant celui qui l’habite. Cette Parole éclaire, car celui qui l’incarne est lumière. Alors oui, je veux faire silence pour écouter cette Parole qui exprime la sollicitude de Dieu et qui plus encore traduit le langage et l’engagement de Dieu. Oui, je veux faire silence pour apprendre à parler non pas de ceci ou de cela, extérieurement, mais pour être rendu capable de dire « je ».
Oui, je ne veux plus avoir la parole, mais être ma parole, pour qu’alors sonne juste mon oui à la vie et mon non à toute espèce de mort. Oui, désormais je veux moins prendre la parole que manifester véritablement que je suis pris par la Parole, cette Parole qui a pour nom Jésus le Christ : cette parole qui veut éclairer véritablement au plus profond chacun.e, vous femmes, mes sœurs devant Dieu, vous hommes, mes frères devant Dieu, tout comme moi.
Amen