Prédication du 22 janvier 2023

L’avenir est derrière toi

Dans nos vies, nous avons l’habitude d’avancer en regardant droit devant nous.

Nous avançons, parce que reculer semble ne pas faire sens et, dans des situations délicates, c’est souvent interprété comme un aveu de faiblesse. Une stratégie de repli qui vaut pour les trouillards.

Peut-être aussi avançons-nous sans trop nous retourner de peur d’être transformés en statue de sel.

Quelle qu’en soit la raison, nous allons droit. Devant. Au pas. Comme de bons petits soldats. Parce que non seulement, c’est bien connu, l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Mais en plus, l’avenir est devant soi. Rempli de promesses.

Considéré comme un but plus que comme une fatalité, l’avenir demande à être atteint. Si possible avec mention.

Dans notre société occidentale du 21ème siècle, nous sommes biberonnés à cette illusion qu’en marchant droit, en redressant la tête coûte que coûte, en avançant sur le fil de nos projections, nous parviendrons à l’objectif.

Et ça fonctionne parfois. Ça fonctionne notamment tant que tout est sous contrôle parce que prévisible. Tant qu’aucun grain de sable ne vient gripper la machine. Et qu’aucune surprise ne s’amuse à déjouer les pronostics.

Présenter la marche vers l’avenir ainsi, c’est reconnaître d’emblée que pour les chrétiennes et les chrétiens, une telle marche forcée ne peut pas être de mise. Parce que Dieu est l’anticonformisme incarné et que Jésus nous montre l’exemple d’un homme qui n’a cessé de semer l’imprévisible.

Si sa vie n’avait pas comporté son lot d’improbabilités, qui sait si nous serions là ?

D’ailleurs, petite parenthèse, dans la pensée juive, l’avenir n’est pas devant nous, mais derrière nous. Devant nous, il y a ce que l’on voit de nos vies parce qu’on le connaît ; c’est donc le passé. L’avenir, inconnu, est dans notre dos. On ne le voit pas… Fin de la parenthèse.

Jésus donc sème l’imprévisible. Il n’arrête pas de nous ouvrir à la surprise, à l’inattendu. Comme ce jour où il se promène le long de la mer de Galilée et où il voit successivement Simon appelé Pierre et son frère André, puis Jacques et Jean, fils de Zébédée.

Leur avenir était tout tracé. Sans risque de surprise.

Ils étaient pêcheurs comme leur père avant eux et probablement leur grand-père aussi. Ce qui somme toute est parfaitement raisonnable quand on habite au bord d’un lac.

Au moment où Jésus les aperçoit, chacun regardait droit devant lui. Les uns pour jeter les filets à l’eau, les autres pour les réparer. Et, dans ces gestes, se disait l’essentiel de leurs vies.

Chacun vaquait à ses occupations, à ses obligations. Naturellement. En répétant des gestes mille fois refaits. Vous savez, ces gestes que l’on a tellement répétés qu’on peut les faire tout en laissant son esprit vagabonder.

Or voilà qu’en passant par là et en les interpelant, Jésus les contraint à se retourner. Il les sort de leur quotidien, de leur rêverie.

Physiquement, géographiquement, Jésus arrive en étant dans leur dos, dans angle mort, c’est paradoxalement pour les éveiller à la vie.

Vous savez, quand on regarde fixement devant soi, que ce soit l’horizon au loin, ou son ouvrage auprès, on a tendance à occulter notre vision latérale. À ne plus avoir conscience de ce que l’on discerne autour de soi.

À l’arrivée de Jésus, les regards des quatre hommes étaient fixés devant eux. Ils étaient pris dans leurs filets. Dans la prévisibilité d’une vie qui ferait d’eux, au fond, les artisans de leur seule survie : se nourrir, passer le quotidien, puis mourir…

… Et voilà que derrière eux, dans un angle mort, sur la berge, se tient celui qui incarne la promesse d’un Royaume où la vie déborde de toute part et se joue des prévisions les plus solides, les plus raisonnables soient-elles.

En se retournant, en levant les yeux de leurs filets, en accrochant leur regard à celui de Jésus, ces hommes découvrent non seulement leur avenir, mais le sens-même de leur vie.

Si ce récit marque bel et bien le début de la vocation de ces 4 disciples, c’est portant à Jésus que mon regard aussi reste agrippé.

Je suis admirative de l’attitude du maître derrière lequel se dessine déjà l’ami.

Par deux fois, il est précisé que Jésus voit les hommes avant de les interpeler pour les faire venir auprès de lui.

Ce regard de Jésus, affûté, est déterminant. Il témoigne que ces hommes ont de l’importance à ses yeux. Qu’ils ne sont pas transparents. Qu’ils ne se confondent pas avec les autres.

Pourtant, des pêcheurs sur le lac de Galilée, il y en a autant que des puces de canard dans les algues du Léman en pleine canicule.

Mais Jésus a cette capacité de distinguer les individus au milieu de la masse qu’ils forment. Il perçoit la singularité au cœur de l’universel.

Seule une mère peut faire venir au monde son enfant. Jésus nous apprend que regarder quelqu’un “pour de vrai“, c’est le faire naître à notre monde, lui y réserver une place, lui offrir un présent et même un avenir.

En les appelant à se retourner, Jésus leur propose une conversion. Réelle. Mais il ne fait pas pour autant d’eux ce qu’ils ne sauraient être.

Je devais avoir une dizaine d’années, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Je participais à un camp biblique et la grande question était de savoir si j’allais suivre Jésus et lui donné toute la place qu’il méritait dans ma vie.

Je pense être une des seules, pour ne pas dire la seule, à avoir demandé un délai de réflexion. En fait, j’étais morte de trouille. Et j’anticipais le moment où il me demanderait de partir en Afrique (allez savoir pourquoi) et que je devrais lui dire que je ne pouvais pas laisser mes parents et, accessoirement, mon école.

Si quelqu’un, ce jour-là, m’avait dit que Jésus nous embauchait en nous prenant là où nous étions, cela m’aurait évité quelques cauchemars.

De fait, Jésus ne déracine pas les quatre hommes. Il ne leur demande pas de devenir ce qu’ils seraient incapables d’être. Vous êtes pêcheurs et pêcheurs vous resterez. Mais vous allez passer de la pêche aquatique à la pêche humaine.

Après avoir vu ces hommes. Jésus les reconnaît pour ce qu’ils sont. Ensuite seulement, il reconfigure leur réalité.

Et il crée une situation où les pêcheurs vont être au contact de nouvelles personnes, dans un nouveau contexte, pour une nouvelle mission. Il leur ouvre un nouvel horizon qui, comme souvent dans les évangiles, ne résume pas à regarder loin devant mais à se baisser pour regarder tout autour de soi. Pour y découvrir les traces de Dieu et les partager.

Nous pourrions dès lors être bien inspirés de prier avec les mots de ma collègue, la théologienne Marion Muller-Colard.

 

Seigneur

Nous sommes un peuple à la nuque raide.

À regarder devant nous, dans la pauvre attente qu’advienne exclusivement ce que nous avons prévu, nous perdons de vue tous les imprévisibles que tu fais jaillir dans nos existences.

Nous entravons nos yeux d’œillères.

Nous fixons nos regards dans une seule direction, nonobstant la fluidité de ta présence qui peut surgir de chaque recoin de nos vies.

Opère en nous la conversion qui ouvrira notre champ de vision.

Qu’à ton appel, nous nous tournions pour te découvrir plus proche.

Ressuscitant les angles morts où nous avions enterré l’Espérance.

L’Espérance d’un jour neuf par toi seul imaginé.

Amen