Faire son deuil 2/5 « Le complexe de Caïn ou le deuil de la vengeance. »
Il paraît qu’il faut laver son linge sale en famille. Peut-être…
… En tout cas c’est vrai que, suivant les circonstances, si on n’a pas envie que les voisins jasent à notre sujet, ça peut être préférable de ne pas tout étaler sous leurs yeux et à leurs oreilles.
Cela dit, ce n’est pas parce que les choses se font en toute discrétion, que tout est sous contrôle.
Quand Caïn a lavé son linge sale en famille, la terre fut couverte du sang de son frère. L’hébreu biblique précise même que la terre fut couverte « des sangs » d’Abel. « Les sangs », au pluriel, pour dire que non seulement Abel fut tué, mais avec lui, tous ceux qu’il aurait pu engendrer.
Autant dire que l’histoire de l’humanité commence mal.
Après la transgression des parents qui se trouvent chassés de l’Eden, voilà que le drame se noue autour de leurs fils. Désobéissance, mensonge, jalousie, violence, meurtre… Netflix n’a rien inventé.
Cela dit, une fois de plus, je me suis laissé surprendre. Je pensais connaître ce récit. Je l’ai redécouvert. Au gré d’une multitude d’étrangetés qui se succèdent. J’ai donc choisi, ce matin, de revenir sur quelques-unes de ces étrangetés.
Mais pour commencer, avant le drame, avant la violence non contrôlée, il y a de quoi s’extasier. Parce que, si elle est souhaitée, la naissance d’un enfant, c’est toujours un évènement. Un heureux évènement. Celle de son premier enfant, encore plus…
… Alors imaginez pour Caïn. Symboliquement, dans la bible, c’est le tout premier.
Évidemment, le récit ne nous dit rien de la grossesse d’Ève, ni de ses états d’âme. Ni, et c’est plus frustrant, de la bataille autour du choix du prénom.
Caïn n’avait pas un grand-père paternel dont il aurait forcément dû hériter le prénom pour la traçabilité de la généalogie.
Alors, comment s’est fait le choix ? Et avec qui Ève en a-t-elle discuté ?
Si je pose cette question, c’est parce que cette première naissance de l’humanité révèle un léger malaise concernant le géniteur.
Je relis :
L’homme (donc Adam) connut Ève sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn et dit : « J’ai procréé un homme, avec le SEIGNEUR. »
Et non, le Seigneur n’est pas le petit nom d’Adam.
C’est bien le tétragramme, Yahvé, Dieu, le créateur, qui est utilisé.
Qui donc est le père de l’enfant ? Adam qui, selon la formule consacrée a connu sa femme, qui devint enceinte et enfanta ?
Ou le Seigneur, avec lequel Ève a procréé un homme ? Pas si simple de trancher... le texte ne nous permet pas de trancher.
Quoi qu’il en soit, le choix du prénom ne doit rien au hasard : Caïn.
Comme souvent en hébreu, plusieurs étymologies sont possibles.
La première, c’est un verbe, qu’on traduirait par “ j’ai acquis “, “J’ai conquis“, “je me suis procuré“...
Si Ève a acquis un enfant avec le Seigneur, alors Caïn existe du fait qu’il est la possession de sa mère, dans une moindre mesure celle de Dieu.
Et c’est cela qui le détermine tout entier. Il se voit comme un acquis, comme une possession. Il a donc besoin du regard de sa mère et du Seigneur pour se sentir exister.
La deuxième étymologie possible, c’est un adjectif qui signifie “jaloux“.
Abel, lui, est sans prétention.
Son prénom signifie “nuée, vanité“ comme dans le Qohélet. « Vanité des vanités, tout est vanité ».
Pas de grands-parents donc pour fixer les prénoms. Mais des choix qui en disent long.
Le monde de Caïn est fait pour durer. C’est un homme jaloux.
Le monde d’Abel est éphémère. C’est un homme évanescent.
Cela étant posé, aux portes de l’Éden, la suit son cours. Les frères grandissent.
Caïn devient agriculteur ; il plante, il enracine, il fait fructifier la terre.
Abel, lui, est nomade. Il devient berger et s’occupe de troupeaux.
Arrive alors ce moment de l’offrande pour lequel chaque frère s’est préparé.
Sans qu’aucune explication ne soit donnée, « Le SEIGNEUR tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et de son offrande. »
L’attitude du Seigneur questionne. Pourquoi ce choix ? Arbitraire ?
La fiabilité des traductions questionne aussi. Quasi toutes les traductions françaises, y compris celle de la TOB qui a été lue, laissent entendre que Dieu se détourne de Caïn, autrement dit, le rejette.
Mais le récit hébraïque est différent. Il affirme que le Seigneur voit d’un bon œil l’offrande faite par Abel ; et qu’il ne voit pas celle de Caïn.
Ce n’est pas qu’il s’en détourne comme s’il en était insatisfait. Il ne la voit pas.
Or, souvenez-vous, Caïn a besoin du regard de sa mère et du regard du Seigneur pour exister.
Dieu ne le regardant pas, c’est pour Caïn la fin du monde. L’abattement le plus total.
Lorsqu’il remarque cela, Dieu agit avec Caïn comme un parent.
Il fait ce que nous avons tous fait un nombre incalculable de fois avec nos enfants ou ceux des autres.
Il essaie de lui faire comprendre que ce n’est pas parce qu’il aime son frère qu’il ne l’aime pas, lui.
Que ce n’est pas parce qu’il agrée l’offrande d’Abel qu’il rejette la sienne.
Comme tout parent, comme tout humain, Dieu est capable d’aimer plus qu’une personne à la fois.
Et vous noterez tout de même que Caïn est le seul à qui Dieu s’adresse.
S’il a un regard pour Abel et son offrande, il n’a pour lui aucune parole. Ce n’est qu’avec Caïn qu’il discute. Caïn n’est donc pas en reste. Loin s’en faut.
Mais lui qui a été acquis avec le Seigneur, lui qui se voit comme la possession de sa mère et de Dieu ne peut pas entendre cette réalité d’un amour qui se partage ; cette attention pour l’un qui n’exclut pas l’autre.
Et comme il vit aussi tapis à l’ombre de la jalousie, Caïn ne supporte pas le regard de Dieu posé sur Abel et son offrande. Mais comme il a besoin du regard de Dieu pour vivre, il ne s’en prend pas à Dieu, mais à son frère.
Peut-être que les paroles que Dieu lui a adressées ont fait mouche. « Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? » Peut-être même que Caïn a essayé de parler à son frère. Mais il n’y est pas parvenu.
Là encore, c’est la syntaxe hébraïque qui révèle une étrangeté. Littéralement : « Caïn dit à Abel son frère… Et il advint qu’ils furent dans le champ et Caïn se leva vers Abel son frère et le tua ».
Le verbe “dire“ n’a pas de complément d’objet. Caïn essaie de dire, mais pas un mot ne sort de sa bouche. La violence, le meurtre, c’est là son seul langage.
Quel gâchis !
Nous le savons, seul le dialogue peut, oh pas tout le temps, mais si souvent, seul le dialogue peut nous sortir de situations conflictuelles ou douloureuses.
Caïn, muet, a cédé à la violence. Il a commis l’irréparable.
Une fois encore, c’est Dieu qui revient à lui.
Qui continue de lui parler.
Le questionne.
Lui fait relever la tête.
Le place devant sa responsabilité.
Pour enrayer la folie meurtrière.
Pour juguler la barbarie.
Pour éviter que le monde se délite.
Malgré toutes ces marques d’attention de Dieu à son égard, Caïn continue de penser qu’il n’a pas grâce auprès de Dieu.
Une dernière fois, Dieu le détrompe en posant sur lui un signe.
Un signe indélébile qui dit sa dignité irréductible. Un signe protecteur.
Caïn donc s’en va. Condamné à errer sur terre. Protégé par Dieu.
Et le récit nous laisse cette dernière étrangeté, qui est une promesse de vie : « Caïn s’éloigna de la présence du SEIGNEUR et habita dans le pays de Nod à l’orient d’Eden. »
Caïn s’éloigne en direction de l’orient, donc de l’est, donc du soleil levant, donc symboliquement de la vie.
Caïn ne lavera pas la terre du sang de son frère. Ce qui a été fait, a été fait.
Mais une deuxième chance lui est donnée. Un pardon est prononcé. Un horizon se profile.
Lorsqu’il est surmonté, le complexe de Caïn, débouche sur la vie. Toujours. Plutôt que sur la violence et la mort.
Et si un jour, le poids de nos choix nous semble néanmoins trop lourds à porter, souvenons-nous de cette autre parole du Dieu de Caïn, du Dieu de Jésus-Christ :
« Si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur et il discerne tout. »
Amen
- Lecture de Genèse 4 : 1 à 16
L’homme connut Eve sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn et dit : « J’ai procréé un homme, avec le SEIGNEUR. »
Elle enfanta encore son frère Abel.
Abel faisait paître les moutons, Caïn cultivait le sol.
A la fin de la saison, Caïn apporta au SEIGNEUR une offrande de fruits de la terre ; Abel apporta lui aussi des prémices de ses bêtes et leur graisse. Le SEIGNEUR tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et de son offrande.
Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu.
Le SEIGNEUR dit à Caïn : « Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le. »
Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua.
Le SEIGNEUR dit à Caïn : « Où est ton frère Abel ? » – « Je ne sais, répondit-il. Suis-je le gardien de mon frère ? » –
« Qu’as-tu fait ? reprit-il. La voix du sang de ton frère crie du sol vers moi. Tu es maintenant maudit du sol qui a ouvert la bouche pour recueillir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras le sol, il ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre. »
Caïn dit au SEIGNEUR : « Ma faute est trop lourde à porter.
Si tu me chasses aujourd’hui de l’étendue de ce sol, je serai caché à ta face, je serai errant et vagabond sur la terre, et quiconque me trouvera me tuera. »
Le SEIGNEUR lui dit : « Eh bien ! Si l’on tue Caïn, il sera vengé sept fois. » Le SEIGNEUR mit un signe sur Caïn pour que personne en le rencontrant ne le frappe.
Caïn s’éloigna de la présence du SEIGNEUR et habita dans le pays de Nod à l’orient d’Eden.
- Lecture de 1 Jean 3 : 20
« Si notre cœur nous accuse, Dieu est plus grand que notre cœur et il discerne tout. »