Prédication du 17 novembre, "Après vous"

« Après vous »

 

6 fois.

Pas moins de 6 fois dans le récit entendu, résonne l’injonction de ne pas s’inquiéter.

Jésus prônerait-il le laisser-aller, le j’m’en foutisme, l’irresponsabilité ?

 

Ça ne lui ressemble pas.

Pourtant, ce qu’il dit là, est un brin tendancieux. Ne vous inquiétez de rien, Dieu pourvoira. C’est un peu court !

 

Alors, bien sûr.

Ce n’est pas en s’inquiétant, en ruminant, en tournant comme une hélice, qu’on augmente d’une seule seconde notre existence.

C’est même plutôt l’inverse : l’inquiétude, ça ronge, ça provoque des ulcères ; c’est mauvais pour la pression. Apprenez à respirer, découvrez la zénitude, si vous voulez durer.

 

N'empêche.

 

Ne s’inquiéter ni de ce que l’on va manger, ni de ce que l’on va se mettre sur le dos, ni du lendemain, ni de la vie, au mieux ça peut paraître désinvolte.

Au pire, c’est une insulte pour toutes les personnes nécessiteuses. Qui ne mangent pas à leur faim, qui n’ont pas de quoi se protéger du froid qui vient, qui n’arrivent pas à anticiper le lendemain tant le jour présent est une galère.

 

« Ne vous inquiétez pas. » Malgré toute la confiance que j’ai en Dieu, ça m’ennuie que Jésus répète ces mots tel un mantra.

 

Un mantra susceptible de deux écueils, au moins :

  • Une confiance naïve dans le fait que Dieu prendra en mains, pour nous, ce que nous ne prenons pas en main nous-mêmes.

  • Une attitude désinvolte face au présent au prétexte qu’« à chaque jour suffit sa peine », ce qui, suivant comment on le comprend, me dédouane des conséquences de mes actes : je n’ai pas à m’inquiéter pour demain de ce que je fais aujourd’hui ; à chaque jour suffit sa peine.

 

Pour y voir plus clair avec ce Jésus qui, une fois n’est pas coutume, m’ennuie aux entournures, je suis retournée au texte grec, et le verbe utilisé pour nous encourager à “ne pas nous inquiéter“ est drôlement intéressant.

 

μεριμνάω (merimnao). Je l’avais oublié, j’avoue.

 

Il est traduit en français dans deux sens distincts.

 

Tout d’abord, l’inquiétude qui se traduit par une agitation fébrile face à un évènement, une échéance, une situation.

 

Dans ce sens, « ne pas s’inquiéter » équivaut à ne pas se laisser prendre dans un mouvement de panique par rapport à ce qui se passe ou pourrait se passer, mais à garder son sang-froid, sa capacité d’analyse.

 

En gardant sa capacité d’analyse, l’humain garde sa capacité de réflexion et d’action. Il prend le temps nécessaire de la juste mesure des choses et il évalue la meilleure manière d’y réagir.

 

Cette capacité à garder la tête hors de l’eau, à voir plus loin que la vague toute proche, elle traverse tout l’évangile.

 

Jésus lui-même l’incarne du tout début jusqu’à la toute fin de sa vie. Dans sa manière de lire les écritures, d’interpréter sa tradition, d’aller au-devant de chacune et chacun, surtout des exclu.e.s.

 

Jour après jour, Jésus regarde, évalue, parle, agit. Pour faire face à la réalité et assumer sa mission en pleine conscience.

 

L’autre traduction possible de μεριμνάω, c’est « soigner, s’occuper d’une chose ».

 

Alors, là, on se dit spontanément qu’il y a un bug. Jésus ne peut pas nous encourager à ne pas soigner, à ne pas s’occuper de ceci ou de cela.

 

C’est qu’avec μεριμνάω, c’est comme dans tout contrat, il y a des petites lettres.

Les petites lettres explicatives en dessous de « soigner, s’occuper d’une chose ». Ces petites lettres nous révèlent que l’intention de ce soin-là, de cette attention, c’est le fait de promouvoir ses propres intérêts.

 

On s’inquiète donc de quelque chose parce qu’au final on s’inquiète pour soi-même. L’autre à notre service. L’exact inverse de celui qui est « venu non pour être servi, mais pour servir ».

 

Voilà qui me permet de retrouver le Jésus que j’apprécie et qui me stimule.

 

Dans la grande tradition juive dont il est issu, l’A/autre, avec ou sans majuscule, est l’objet d’une attention déterminante.

 

En disant cela ce matin, je ne peux m’empêcher de penser à Emmanuel Lévinas, grand philosophe juif, qui a fait de l’altérité le centre de sa pensée.

Lui qui affirme que le visage de Dieu se donne à contempler dans celui de mon prochain.

 

On lui prête aussi cette magnifique formule, « “Après vous“, cette formule de politesse devrait être la plus belle définition de notre civilisation. »

 

« Ne vous inquiétez pas » nous dit Jésus.

 

Entendez :

  • Ne vous agitez pas inutilement, vous brasserez de l’air pour pas grand-chose.

  • Ne cherchez pas votre propre intérêt. Créés à l’image de Dieu, c’est dans le visage d’autrui que vous vous reconnaitrez.

 

Un dernier mot encore par rapport à cette injonction de ne pas s’inquiéter.

 

On en a vu deux écueils possibles qu’une lecture attentive et l’exemple de Jésus nous permettent de désamorcer.

 

Je me demande si dans ces mots, ne se cache pas aussi quelque chose de l’ordre de notre rapport au temps.

 

Souvent, nous peinons à rester dans le présent. L’appel du passé, l’aspiration vers le futur… autant de tentations… autant de dispersions possibles.

 

L’actuel regain d’intérêt pour tout ce qui est de l’ordre de la pleine conscience en dit quelque chose.

 

Dans ce récit de l’évangile la question n’est peut-être pas tant pas d’être irresponsable face à l’avenir, que d’être présent au présent. Car c’est dans le présent que se déploie notre capacité d’engagement. 

 

Jésus nous a appris à prier en demandant à Dieu « le pain de ce jour » et non des réserves pour les semaines à venir. Le peuple hébreu en avait fait l’expérience dans le désert avec la manne.

 

Il y a sans doute une pointe de ce type-là dans notre récit.

 

Apprendre à être présent au présent.

 

Je crois en un Dieu, père et mère des vivants, qui ne cesse de me ramener dans le présent. Qui ouvre mes yeux sur le monde. Qui me stimule pour que j’apporte des réponses humaines au défis actuels.

 

Ce Dieu a besoin de l’engagement de chacune et de chacun. Pour briser les murs de l’indifférence et de la haine, pour ouvrir les frontières et aller à la rencontre d’autrui, pour rendre visibles les bases du Royaume déjà présent.

 

Merci à vous toutes et tous qui, jour après jour, œuvrez à l’avancement du Royaume.

 

Merci à vous Yves, Jacques, Maude, Catherine, Marie, Myriam, Claire, Jérôme, qui êtes engagés dans cette même dynamique au sein du conseil de la Cathédrale.

 

 

Amen

 

  • Lecture de Matthieu 6 : 24 à 34

Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l'un et aimera l'autre, ou bien il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent.

Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent point dans des greniers ; et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas beaucoup plus qu'eux ? Et qui d'entre vous peut, par son inquiétude, prolonger tant soit peu son existence ? Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent, et je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n'a jamais été vêtu comme l'un d'eux ! Si Dieu habille ainsi l'herbe des champs, qui est là aujourd'hui et qui demain sera jetée au feu, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! Ne vous inquiétez donc pas, en disant : “Qu'allons-nous manger ? qu'allons-nous boire ? de quoi allons-nous nous vêtir ?” – tout cela, les païens le recherchent sans répit –, il sait bien, votre Père céleste, que vous avez besoin de toutes ces choses. Cherchez d'abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît. Ne vous inquiétez donc pas pour le lendemain : le lendemain s'inquiétera de lui-même. A chaque jour suffit sa peine.