Prédication du 17 mars, Faire son deuil 5/5, Sursis pour Lazare ou le deuil des évidences.

Sursis pour Lazare ou le deuil des évidences 

 

Marthe et Marie se sont probablement dit l’une à l’autre « c’est fini ».

 

« C’est fini », ces trois petits mots que l’on murmure après une fin de vie. Non pas « elle est morte », « il est mort ». Quand ça vient d’arriver, c’est trop violent, trop confrontant comme affirmation. « C’est fini » … ça sonne plus doux. On le dit d’ailleurs aussi pour apaiser le chagrin d’un enfant en pleurs.

 

Après se l’être dit l’une à l’autre, Marthe et Marie ont dû répéter à l’infini « c’est fini ». Tantôt à l’un tantôt à l’autre de leurs proches, réalisant à chaque fois que ces mots étaient prononcés tout ce qui n’arriverait plus.

 

Plus de regards complices.

Plus de paroles échangées.

Plus d’étreintes.

Plus d’éclats de rire ni de coups de gueule.

Plus rien.

Rien que le souvenir et le fait, désormais, de parler de lui au passé.

 

« C’est fini ».

4 jours à le dire, c’est 3 fois rien.

Mais c’est amplement suffisant pour réaliser que notre vie a basculé, suite à la mort d’un être aimé.

 

Marthe et Marie vivent donc leur deuil.

Traversées de toutes les émotions qui habitent ces instants.

Les rires, il y en a quand même toujours dans ces moments-là.

Mais aussi les regrets, la douleur, la rancune, la colère.

 

Vis-à-vis de ce frère trop tôt disparu. Comment a-t-il pu leur faire un coup pareil ? C’est pas juste.

 

Colère ou rancune vis-à-vis de Jésus aussi.

Elles lui avaient pourtant fait savoir : « ton ami est malade ».

Il ne s’était pas empressé à son chevet. Et maintenant, c’était trop tard.

 

Marthe et Marie vivent leur deuil. Lorsque Jésus arrive.

Que les évidences se fissurent.

Et que Lazare connaît un sursis.

 

Que s’est-il réellement passé à Béthanie ces jours-là ? Difficile de le savoir.

 

Tout d’abord parce que ce récit, comme tous les récits de la Bible, a été rédigé bien après les faits qu’il évoque. En l’occurrence, quelque 60 ans après. On est donc dans la revisitation d’un évènement, dans son interprétation, et pas dans un compte-rendu en direct.

 

La tradition peine aussi à comprendre comment, pourquoi, un évènement d’une telle importance n’est rapporté que dans le 4ème évangile.

On sait bien sûr que les 3 premiers évangiles, dits synoptiques, ont énormément de points communs entre eux et qu’ils en ont moins avec l’évangile de Jean.

Mais il y en a quand même de ces points communs, de ces récits similaires. Et ce qui est rapporté ici est tellement extra-ordinaire que cela n’aurait pas dû être ignoré des autres auteurs.

 

Enfin, personne n’imagine réellement que Lazare puisse sortir seul « les pieds et les mains attachés par des bandes, et le visage enveloppé d’un linge. »

 

Difficile, donc, et même impossible de savoir ce qu’il s’est réellement passé à Béthanie. Alors, ne perdons pas notre énergie à cela. Et penchons-nous plutôt sur toutes les petites précisions du récit qui nous ouvrent des perspectives à nous, ici, ce matin, à la cathédrale.

 

Comme je l’écrivais en annonce de ce culte, un Lazare peut en cacher d’autres. Et c’est cela que j’aimerais mettre en avant ce matin.

 

« Il était une fois un homme malade ; c’était Lazare de Béthanie… »

 

Le grec nous révèle que la maladie dont souffre Lazare, c’est l’asthénie. Asthénie… En français courant, il est complètement raplapla, même sans commettre le moindre effort.

 

Pas de jus.

Pas d’énergie.

Pas de motivation.

Pas d’envie.

Pas de désir.

 

Dans le fond, au début de notre récit, Lazare est un mort-vivant.

 

Sa maladie nous le dit.

2 autres indices nous le confirment.

 

Tout d’abord, Lazare est mort de ne pas exister, comme tel, aux yeux de ses sœurs.

Vous l’avez peut-être remarqué, jamais, jamais, elles ne le nomment par son prénom. Pour Marthe et Marie, il n’est que « celui que Jésus aime » ou « mon frère ».

Autant dire qu’il n’est pas pris en considération pour qui il est.

 

Et puis, il a été déposé dans un tombeau. En grec, un “mnéméion“.

Au-delà de la simple traduction, ce mot “mnéméion“ évoque la mémoire. L’amnésie en étant l’absence.

 

Autrement dit, Lazare a été mis dans un mémorial.

Il est littéralement enfermé dans la mémoire.

La sienne peut-être, celle des autres assurément.

Et comme si cela ne suffisait pas, une pierre a été placée à l’entrée.

Il ne risque pas d’en réchapper.

 

Quel avenir possible dans ces conditions ?

 

Bien sûr, la mémoire est un élément constitutif de nos vies. Ceux qui la perdent le savent bien. Leur entourage aussi. Mais elle n’est pas notre patrie, pas plus que la mort.

 

Alors, devant ce mémorial mortifère, Jésus dit, « Lazare, sors ! ». Sors du cachot de ta mémoire, sors du tombeau dans lequel la mémoire des autres te confine. Sors. Et vis !

 

Sortons ! Nous les Lazare du 21ème siècle.

Sortons des prisons du passé.

Sortons des images et autres représentations qui nous coincent et nous assignent.

Ne restons pas enfermé.e.s dans des histoires révolues, dans des schémas préétablis.

Sortons et vivons !

Tel est l’appel que Lazare nous relaie. Un message de vie, résolument.

 

Cela dit, Lazare n’est pas le seul mort-vivant de notre récit.

À côté de lui, Marthe fait tout aussi pâle figure.

 

Lorsque la rumeur rapporte que Jésus est à proximité, elle qui ne tient jamais en place, va au-devant de lui. S’ensuit alors un dialogue un peu étrange mais qui rejoint, je crois, les endeuillé.e.s de tous les temps.

 

« Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. »

 

Marthe commence par dire à Jésus sa déception, son dépit, sa rancœur… « Tu as été prévenu, te voilà, mais c’est trop tard ! »

 

Cependant, à son amertume du “trop tard“, Marthe fait suivre immédiatement des paroles auxquelles on se raccroche nous aussi quand on n’a pas envie que la réalité soit inéluctable. Une sorte d’espérance en demi-teinte parce qu’on ne sait pas si on peut vraiment y croire ou non : « Mais maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera. »

 

Marthe espère secrètement l’impossible.

Jésus l’entend.

Mais l’une et l’autre ne place pas l’impossible au même endroit.

 

Parce qu’il parle de résurrection, Marthe pense que Jésus l’emmène au-delà de la mort.

Comme ce qu’elle vit est douloureux, alors, elle s’engouffre dans cette brèche de l’au-delà. Rêvant d’un avenir autre. Refusant d’habiter son présent si triste, elle dit à Jésus : « Oui, je sais, que mon frère ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour. »

 

Mais, c’est bien dans le présent que Jésus veut la ramener. Dans l’ici et le maintenant de sa vie.

 

À Marthe qui récite scrupuleusement son catéchisme, Jésus oppose donc un « Je suis la résurrection et la vie.»

 

Par ces mots, Jésus fait passer Marthe, et avec elle chacun de nous, d’une connaissance intellectuelle à une expérience.

D’une projection dans l’avenir à une habitation du présent.

D’un “je sais“ à un “je crois“.

 

Si l’on se souvient que le verbe traduit en français par “ressusciter“ n’est en grec que le passif du verbe signifiant « se lever, se mettre debout »… alors, Marthe est probablement la première ressuscitée de notre récit.

 

Par Jésus, elle est remise debout, elle est réinstallée dans son présent.

Tout comme son frère, c’est un message de vie qu’elle nous relaie, au cœur même de la douleur.

 

Cela dit, c’est à Lazare que j’aimerais revenir pour terminer.

 

Je vous le disais, au début du récit, il n’était qu’un mort-vivant.

En répondant à l’injonction de Jésus « Sors ! », il nous apprend qu’il y a une façon d’être en vie qui ne donne pas d’emprise à la mort.

 

François Debluë, dans sa rêverie « La seconde mort de Lazare » le dit avec une grande finesse. Aussi je lui laisse les mots de la fin en vous encourageant à les prendre avec vous, ces mots, à les prendre pour vous.

 

« En y réfléchissant, ce qui lui était accordé, à Lazare, (…) ce n’était pas tellement une nouvelle vie.

Celle qu’il vivait maintenant n’était pas si différente de celle qu’il avait vécue auparavant : elle avait seulement gagné en intensité et en liberté.

Elle avait gagné aussi en étonnement.

Ce que Lazare était habitué à croiser du regard sans guère y prêter d’attention avait pris peu à peu un charme nouveau.

C’était le cas des lieux qu’il croyait familiers, mais c’était le cas aussi des hommes et des femmes qu’il croisait à Béthanie (…) 

Leurs visages avaient toutes sortes d’expériences à lui raconter.

Des détails qu’il avait jugés superflus et insignifiants prenaient un relief nouveau : en eux, c’était la saveur même de l’existence qu’il découvrait (…) »

 

À la suite de Lazare, je vous y encourage, goûtez donc et appréciez les détails de vos existences.

Vivez, sans laisser à la mort d’autre emprise que celle qu’elle s’arrogera à la fin de votre existence terrestre.

 

Amen

 

  • Lecture de Jean 11, extraits

Il y avait un homme malade ; c’était Lazare de Béthanie, le village de Marie et de sa sœur Marthe. Les sœurs envoyèrent dire à Jésus : « Seigneur, celui que tu aimes est malade. »

Dès qu’il l’apprit, Jésus dit : « Cette maladie n’aboutira pas à la mort, elle servira à la gloire de Dieu : c’est par elle que le Fils de Dieu doit être glorifié. » 

Cependant, alors qu’il savait Lazare malade, il demeura deux jours encore à l’endroit où il se trouvait. Après quoi seulement, il dit aux disciples : « Retournons en Judée. »  « Notre ami Lazare s’est endormi, mais je vais aller le réveiller. » 

Les disciples lui dirent donc : « Seigneur, s’il s’est endormi, il sera sauvé. » En fait, Jésus avait voulu parler de la mort de Lazare, alors qu’ils se figuraient, eux, qu’il parlait de l’assoupissement du sommeil. 

Jésus leur dit alors ouvertement : « Lazare est mort ! »

Lorsque Marthe apprit que Jésus arrivait, elle alla au-devant de lui, tandis que Marie était assise dans la maison. 

Marthe dit à Jésus : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera. » 

Jésus lui dit : « Ton frère ressuscitera. » 

– « Je sais, répondit-elle, qu’il ressuscitera lors de la résurrection, au dernier jour. » 

Jésus lui dit : « Je suis la résurrection et la vie : celui qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Crois-tu cela ? » 

– « Oui, Seigneur, répondit-elle, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, celui qui vient dans le monde. » 

Là-dessus, elle partit appeler sa sœur Marie et lui dit tout bas : « Le Maître est là et il t’appelle. » 

A ces mots, Marie se leva immédiatement et alla vers lui. 

Lorsque Marie parvint à l’endroit où se trouvait Jésus, dès qu’elle le vit, elle tomba à ses pieds et lui dit : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. »

Lorsqu’il les vit se lamenter, elle et les Judéens qui l’accompagnaient, Jésus frémit intérieurement et il se troubla. 

Il dit : « Où l’avez-vous déposé ? » Ils répondirent : « Seigneur, viens voir. » 

Alors Jésus pleura ; et les Judéens disaient : « Voyez comme il l’aimait ! » Mais quelques-uns d’entre eux dirent : « Celui qui a ouvert les yeux de l’aveugle n’a pas été capable d’empêcher Lazare de mourir. » 

Alors, à nouveau, Jésus frémit intérieurement et il s’en fut au tombeau ; c’était une grotte dont une pierre recouvrait l’entrée. 

Jésus dit alors : « Enlevez cette pierre. » Marthe, la sœur du défunt, lui dit : « Seigneur, il doit déjà sentir… Il y a en effet quatre jours… » Mais Jésus lui répondit : « Ne t’ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu ? » 

On ôta donc la pierre. Alors, Jésus leva les yeux et dit : « Père, je te rends grâce de ce que tu m’as exaucé. 

Ayant ainsi parlé, il cria d’une voix forte : « Lazare, sors ! » 

Et celui qui avait été mort sortit, les pieds et les mains attachés par des bandes, et le visage enveloppé d’un linge. Jésus dit aux gens : « Déliez-le et laissez-le aller ! »