On a probablement tous en tête l’image ou une image de Quasimodo, confiné dans les murs de la cathédrale Notre-Dame de Paris.
Né bossu, borgne, boiteux. Devenu sourd à force de sonner les cloches, cet homme difforme rêve de sortir au grand jour, de profiter de la vie comme tout un chacun… De pouvoir exprimer ses envies, ses peurs, ses sentiments.
Mais son apparence physique fait peur, elle en dégoute certains. De fait, pour tous les acteurs de cette histoire, hormis peut-être l’archidiacre Frollo qui l’a recueilli et qui est le seul à pouvoir communiquer avec lui ; pour tous les autres, Quasimodo n’est pas vraiment un homme. Il n’est qu’une pauvre créature, tout juste ébauchée, pas terminée, et ô combien imparfaite.
Je vous parle de lui, aujourd’hui, pour deux raisons.
Tout d’abord parce que ce personnage de Victor Hugo nous permet de renouveler notre regard sur Pâques, sur la résurrection au quotidien.
Et puis aussi parce que, si l’auteur français a prénommé le bossu, Quasimodo, ce n’est pas un hasard. C’est un choix directement lié à la tradition chrétienne des premiers siècles où la célébration de Pâques durait huit jours. D’où l’expression « octave de Pâques » que l’on entend encore dans certaines liturgies.
Dans le fond, c’est toute la semaine qui était considérée comme une sorte de grand dimanche se terminant le dimanche d’après, le 2ème dimanche de Pâques, appelé le dimanche de Quasimodo, à cause du passage de l’épître de Pierre que nous avons réentendu : « Comme des enfants nouveau-nés, désirez le lait pur de la parole… » : Comme des enfants nouveau-nés. En latin, quasi modo geniti infantes... Quand on raccourcit, et qu’on ne garde que les deux premiers mots, ça fait Quasimodo…
Dans la liturgie, ce dimanche rappelle aux humains que la résurrection du Christ nous invite, chacune et chacun, à naître à une vie nouvelle. Dès à présent. Et logiquement, si nous naissons à nouveau, et bien comme tout nouveau-né, nous avons besoin d’être nourri. La bonne nouvelle d’aujourd’hui, c’est que Dieu veut bien nous allaiter du lait de sa parole.
Alors, voilà, le choix de Victor Hugo, de nommer le petit bossu Quasimodo, est lié au fait qu’il a été trouvé sur le parvis de la cathédrale un dimanche après Pâques.
Ça aurait pu rester un détail anecdotique.
Mais il y a entre Jésus, Quasimodo et nous, un fil rouge qui nous lie. C’est le fil de la vie, de la survie, de la renaissance.
Dans cette perspective, j’aimerais aujourd’hui revenir sur deux éléments du récit biblique.
- Cet appel à nous considérer comme des nouveau-nés qui fait écho au dialogue entre Jésus et Nicodème.
- Et cette notion de “pierres vivantes“ qui n’est, a priori en pure logique, qu’un contresens.
Voilà une semaine, à Pâques, nous avons été invités à renaître. Aujourd’hui, nous sommes encouragés à nous considérer comme des tout-petits qui puisent le lait nécessaire à leur vie non dans le sein maternel, mais dans la Parole de Dieu. Dieu, mère nourricière.
Et Pierre nous précise de la parole de Dieu qu’elle est vivante et permanente, contrairement à tout ce que l’on trouve dans le monde qui a un début et une fin : « toute chair est comme l’herbe, et toute sa gloire comme la fleur de l’herbe : l’herbe sèche et sa fleur tombe ; mais la parole du Seigneur demeure éternellement. »
Outre la notion d’éternité, d’une parole qui certes demande toujours à être interprétée mais dont la pertinence n’a pas de fin, outre cette éternité-là, ce qui me frappe, c’est que cette affirmation, elle est encadrée par deux exhortations : « Aimez-vous les uns les autres d’un cœur pur… vous qui avez été engendrés à nouveau par une semence non pas corruptible mais incorruptible… » et « Rejetez donc toute méchanceté et toute ruse, toute forme d’hypocrisie, d’envie et de médisance. »
Ne nous méprenons pas.
Cela ne signifie pas que l’allaitement par Dieu soit un miracle contre toute forme d’inimitié, d’hypocrisie, de ruse ou de médisance. La parole de Dieu n’est pas en soi magique. Par contre, elle peut susciter de réels changements d’attitudes au cœur de toutes celles et ceux qui s’en abreuvent.
Et, à bien y réfléchir, inimitié, hypocrisie, ruse, médisance… rien de tout cela ne se manifeste chez les nourrissons.
J’en déduis qu’au lendemain de Pâques, accepter d’être allaité par Dieu, c’est prendre le risque d’une conversion.
Une conversion du regard que nous portons sur le monde, les autres et nous-mêmes. Qui consiste à renoncer volontairement à toute parole, tout geste, toute attitude, qui attaque ou blesse pour favoriser un regard d’amour…
… Comme les premiers regards de tout nourrisson… qui ont trouvé un reflet dans les derniers regards et les dernières paroles de Jésus sur la croix.
« Aimez-vous les uns les autres … Rejetez toute méchanceté, hypocrisie ou médisance. » Nous pouvons choisir de grandir dignement.
Il y a ensuite cette exhortation à devenir des pierres vivantes et à « entrer dans la construction de la Maison habitée par l’Esprit, pour constituer une sainte communauté. »
L’image même d’une « pierre vivante » est éminemment subversive. Puisque le propre d’une pierre, c’est d’être du matériau brut. Et que, malgré tous les discours actuels sur le Vivant au sens large du terme, on imagine difficilement la vie intrinsèque d’un caillou.
Nous sommes bien placés à Saint-François et à la cathédrale pour savoir que les pierres vibrent. Mais elles vibrent de ceux qui les ont travaillées ; de celles et ceux qui, depuis des siècles, sont venus visiter et habiter ces lieux.
Quasimodo a peu de chance d’évoluer significativement. Né bossu, borgne et boiteux. Il risque bien de mourir bossu, borgne et boiteux.
D’ailleurs Victor Hugo le dit en préambule de son roman. Ses personnages sont marqués par la fatalité, le destin, par « l’ananké », un mot qu’il a trouvé gravé sur une pierre de Notre-Dame.
On connaît les handicaps de Quasimodo. Frollo est très cultivé, il lui manque néanmoins l’intelligence émotionnelle. Phoebus est d’une beauté à couper le souffle mais il est calculateur au point de noyer ses sentiments. Etc. Je ne vais pas les passer tous en revue. Dans « Notre dame de Paris », Chaque personnage est coincé dans son identité ; soumis à sa destinée.
Contrairement à Quasimodo, si nous sommes des pierres, auxquelles peut être rajouté le qualificatif de « vivantes », alors nous échappons à toute fatalité.
Nous ne sommes pas dans un état figé ; préétabli et déterminé à tout jamais.
Par cette parole, Pierre nous fait réaliser que, depuis Pâques, ce schéma de causalité, cette logique fataliste, a volé en éclats.
Et que, désormais, nous sommes appelés à regarder l’histoire du monde et notre histoire avec un autre regard. Neuf, sans préjugé, comme celui des nouveau-nés.
Un regard qui ne s’accroche pas à la barrière de l’impossibilité mais qui explore les brèches de l’inespéré.
Pâques, c’est ce retournement de logique. Qui fait que, même si on a quelque chose en nous de Quasimodo, on n’est pas coincés dans un quelconque destin. Derrière l’apparent impossible, il y a l’inespéré.
Pâques, c’est la construction d’un monde nouveau qui attend que nous posions notre pierre à l’édifice. Dans le Souffle du Vivant.
Amen