Prédication du 15 décembre, "Il est venu, il a vécu, il s'est perdu? les promesses de Noël face à l'expérience de l'exil."

N'aie pas peur. La vierge sera enceinte ; elle mettra au monde un fils et on l'appellera du nom d'Emmanuel, « Dieu avec nous ». C'est lui qui sauvera son peuple.

N’aie pas peur. Dieu est avec nous. Il nous sauvera.

Un monde sauvé ?

Ah oui, et il l’a sauvée, cette femme qui s’est jetée sous un train l’autre jour ? Ce gamin russe qu’on envoie en pays étranger l’arme au poing ? Et ces enfants, à Gaza ? Et ces familles sur leur bout de bois, en Méditerranée ?

Dieu a promis d’être avec nous, mais il est difficile de ne pas penser que c’est une fasse promesse.

Il y a trop de démons, de mers dévoreuses et voraces, de lieux effrayants et incertains dans les cartes qui sont exposées ici ; trop de guerre, de violence, de décomptes morbides défrayant dans l’actualité pour pouvoir se dire qu’il est vraiment avec nous. On imagine plutôt Dieu aux abonnés absents, à contempler, catastrophé, le monde tel qu’il est ou, mieux encore, complétement absent, nous laissant nus sous le ciel vide.

Je dirais presque que ça tient du miracle que vous soyez là, pour témoigner par votre présence que ces promesses ont encore du sens aujourd’hui. Si on y réfléchit bien, c’est incroyable !

Et vous le savez très bien. Reprocher notre propre inhumanité à Dieu est la manière la plus courante de se tromper sur lui. Le mal dans le monde ? Bah si Dieu existe, c’est de sa faute, pas de la nôtre !

Il a bon dos, notre Dieu. Il porte tous les péchés du monde !...

Peut-être que ses accusateurs font de la meilleure théologie qu’on peut le penser…

Un Dieu en exil…

Alors je crois qu’on peut le dire : Dieu est en exil. Peut-être plus que jamais dans nos contrées. On l’a chassé, tout simplement. Chassé de nos pensées et de nos maisons, de nos élaborations philosophiques et de notre espace public. Enfin, on fait ce qu’on peut pour ça, et bien souvent il n’y a plus que les musulmanes pour, malgré elles, contester cette vision des choses…

Oh, je ne dis pas ça pour créer la polémique ou vous parler d’un passé idéalisé avec nostalgie, non, je vous dis ça parce qu’encore une fois on se trompe. On a chassé Dieu, certes, mais il en a vu d’autres : on a déjà essayé de le chasser, au premier siècle, et ça n’a pas marché ! On le chasse, et chaque fois on est à côté, parce que Dieu est toujours en mouvement.

Il est dans l’élan de création primordial, il est en chemin avec les patriarches et le peuple libéré d’Egypte, il est dans l’appel au changement des prophètes, il est dans les pas, le cœur et les mots d’un homme appelé Jésus. Il est le souffle, il est la vie, il se tisse dans les relations entre Père, Fils et Esprit, entre Jésus et ses amis.

Et ce Jésus appelle à le suivre. Il nous appelle à être en chemin, en mouvement à notre tour. Banalité à dire pour un croyant, mais une banalité qui n’en est pas une. Non, Dieu n’est pas dans un temple ou une forme de dévotion. Il n’est pas non plus dans une étiquette confessionnelle. Il appartient à un peuple dont le temple a été détruit, dont l’histoire est liée à l’exil et à l’errance, comme le disait le Psaume que nous avons entendu tout à l’heure.

…pour une humanité en exil

Et à bien des égards, appartenir au genre humain c’est faire partie d’un peuple d’errants : on essaye peut-être un peu trop de l’oublier, mais on arrive sur la terre condamné à en repartir. On se chasse les uns les autres, on lutte pour des territoires, pour défendre son foyer, l’idée qu’on se fait d’un « chez nous », d’une identité, d’un foyer alors que tout ça… eh bien on le perdra, et ce à quoi on s’est accroché terminera sa course dans les méandres de l’histoire de la civilisation humaine, comme tout ce que nous construisons !

Je suis négative ? Pessimiste ? Mais il nous l’a dit ! Il nous l’a dit et redit, mille fois ! « Tu veux me suivre ? » eh bien, répond Jésus, « Les renards ont des tanières, les oiseaux du ciel ont des nids, mais [moi je n’ai] pas un endroit où reposer [m]a tête » (Luc 9, 58, adapté). « Amassez des trésors dans le ciel », pas sur la terre ! (Mt 6, 20, résumé) « Construisez sur le roc », sur la parole de Dieu, pas dans le sable que sont les valeurs du monde ! (Luc 6, 48, interprété) Et il y en a tant d’autres !

Suivre Jésus, c’est être errant, c’est être en exil. « Dans le monde et hors du monde » (Jn 15, 19), vous connaissez. Et si on dit autre chose, on enferme Dieu. Je ne vais pas vous faire l’affront de gloser sur le « Gott mit uns », « Dieu avec nous » du nazisme du siècle dernier.

La tension à l’origine du nationalisme

Alors bien sûr, vous me direz : mais il y a des textes nationalistes dans la Bible ! Et vous aurez raison. Ces textes ont été écrits par des humains comme vous et moi, avec des attaches, des convictions et pour beaucoup, plus que cela : un agenda politique. Et moi aussi à l’aumônerie de l’armée, je prie pour les hommes et les femmes au service de notre pays et avec fierté ! Même nos recueils de chant ne sont pas exempts de cette logique d’esprit de corps. Pour prendre l’exemple le plus flagrant, le refrain de Seigneur, accorde ton secours que nous avons chanté en paroisse à Lutry il n’y a pas si longtemps est « Tu m’as dit d’aimer, j’obéis : mon Dieu protège mon pays ». Vous pourrez regarder, c’est le 37-04 dans l’Alléluia. C’est la Prière patriotique suisse, d’Emile Jacques Dalcroze (1903), et pour ma part j’espère qu’on va continuer à la chanter encore longtemps.

Il faut juste comprendre que ça, bah ce n’est pas évangélique. Non, c’est culturel, et ça n’est pas du tout pareil. Jamais il ne faut confondre les deux. Le premier est éternel, ultime, essentiel, l’autre relatif, humain, destiné à passer. Marqué par le péché, si on veut dire les choses telles qu’elles sont.

Et bien sûr que nous avons besoin de célébrer Dieu dans notre propre langue, avec nos codes culturels ! Même la musique est cultuelle, alors difficile d’y échapper !

(Après, vous n’êtes pas obligés d’aimer autant que moi les paroles kitchs de Dalcroze !)

Et il ne faut pas oublier que le besoin de s’installer, de se sécuriser, de se construire une identité, il est légitime et juste ! Il n’a pas besoin d’avoir passé longtemps avec un enfant pour comprendre que pour se construire, nous avons besoin de tout ça.

C’est juste que cela entre en contradiction avec l’appel à plus grand, à plus vaste, à la Transcendance, que nous appelons Dieu, qui relativise toutes ces appartenances, toutes ces constructions humaines.

Il y a donc, comme bien souvent au cœur de la nature humaine, un paradoxe.

Habiter est une nécessité, et en même temps la volonté de s’installer, de maîtriser son environnement, de défendre, de « tenir bon » (stand your ground, comme on dit en anglais « rester, maintenir son sol »), cette volonté-là est liée à une forme de négation de Dieu. Dans la volonté de maîtrise, il y a quelque chose de martial, de militaire, qui exclut l’autre et rejette Dieu, qui est Altérité, Mouvement, Souffle qui échappe à nos catégories humaines.

Donc suivre la voie du nationalisme, comme c’est le cas dans un nombre croissant d’Eglises aujourd’hui, c’est faire fausse route. Et peut-être qu’on tient là le plus grand risque du christianisme : celui de tomber justement dans un dévoiement de cette voie étroite proposée par le Christ. Car ce n’est pas une vision binaire qu’il propose, avec les gens du dedans et du dehors, même si c’est ce qu’il crache au visage de la Cananéenne qu’il rencontre au chapitre 15 de l’Evangile selon Matthieu (Mt 15, 24).

Non, on le comprend bien vite, et Jésus aussi, au travers de la foi et de l’insistance de cette femme dans le texte : l’invitation est à l’ouverture, l’enjeu est justement de se libérer des frontières. Il faut créer la brèche dans nos représentations fermées, car Dieu ne s’épanouit pleinement que dans cette brèche, dans les interstices, dans l’inattendu du chemin.

Dieu parle à l’exilé en nous, à la part rejetée, à ce qui crie justice en nous-mêmes, à la part orpheline de notre identité, celle qui n’a pas de parent, pas de patrie, pas de reconnaissance sociale. Il nous rencontre dans nos creux, nos manques, nos angoisses. Et c’est peut-être cela le plus grand risque des pensées et systèmes totalisants : celui de faire croire qu’il n’y a pas de mystère, pas d’horizon, pas de transcendance radicale. Juste la Nation avec un grand N, le Pouvoir avec un grand P, l’Ennemi avec un grand E. Il y aurait Eux et Nous, et rien au-dessus ni entre-deux. 

 

Suivre le bon chemin

D’où l’importance de construire à partir de la promesse de Dieu : seule l’attachement à cette promesse peut combler le vide qui nous effraie, nous désécurise et que l’on essaie de combler par l’amoncellement de richesse, le divertissement, les pensées fermées comme l’idéal de la nation. Et cette promesse c’est celle-ci : Dieu est avec nous, dans notre humanité, précisément là où celle-ci ne suffit plus.

Le message biblique, sous ses airs abscons, est très clair : Dieu viendra de lui-même habiter sur la terre. Ce n’est pas nous qui construisons le monde pur et bienheureux auquel nous aspirons. C’est là le sens de cette ville qui descend du ciel, celle que les prophéties bibliques appellent la Jérusalem nouvelle.

En attendant, entre les promesses de la naissance de Jésus du début de l’évangile de Matthieu et les ultimes révélations de la fin de l’Apocalypse de Jean, on se met en route. Et on suit à l’appel du Christ, cet homme-Dieu qui chemine, pas à pas, avec chacun, chacune de nous. Amen.

 

Psaume

Psaume 137 (sur l’exil)

1Près des fleuves de Babylone,

là-bas, nous étions assis et nous pleurions

en nous souvenant de Sion.

2Aux saules de la contrée

nous avions suspendu nos lyres.

3Là, nos vainqueurs nous demandaient des chants ;

nos bourreaux, de la joie :

Chantez-nous des chants de Sion !

4Comment chanterions-nous le chant du Seigneur

sur une terre étrangère ?

5Si je t'oublie, Jérusalem,

que ma main droite oublie !

6Que ma langue s'attache à mon palais

si je ne me souviens pas de toi,

si je ne mets pas Jérusalem

au-dessus de toute autre joie.

7Seigneur, souviens-toi des Edomites,

qui, au jour de Jérusalem,

disaient : Rasez, rasez

jusqu'à ses fondations !

8Babylone la belle, toi qui vas être ravagée,

heureux qui te paiera de retour

pour le mal que tu nous as fait !

9Heureux qui saisira tes enfants

et les écrasera contre le roc !

 

Lectures bibliques

Matthieu 1, 18-23 (sur Emmanuel et la notion de « Dieu avec nous »)

18Voici comment arriva la naissance de Jésus-Christ. Marie, sa mère, était fiancée à Joseph ; avant leur union, elle se trouva enceinte par le fait de l'Esprit saint. 19Joseph, son mari, qui était juste et qui ne voulait pas la dénoncer publiquement, décida de la répudier en secret. 20Comme il y pensait, l'ange du Seigneur lui apparut en rêve et dit : Joseph, fils de David, n'aie pas peur de prendre chez toi Marie, ta femme, car l'enfant qu'elle a conçu vient de l'Esprit saint ; 21elle mettra au monde un fils, et tu l'appelleras du nom de Jésus, car c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. 22Tout cela arriva afin que s'accomplisse ce que le Seigneur avait dit par l'entremise du prophète : 23La vierge sera enceinte ; elle mettra au monde un fils et on l'appellera du nom d'Emmanuel, ce qui se traduit : Dieu avec nous. 

 

Apocalypse 21, 1-4 (sur l’idée que Dieu vient habiter avec nous)

1Alors je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle ; car le premier ciel et la première terre avaient disparu, et la mer n'était plus. 2Et je vis descendre du ciel, d'auprès de Dieu, la ville sainte, la Jérusalem nouvelle, prête comme une mariée qui s'est parée pour son mari. 3J'entendis du trône une voix forte qui disait : La demeure de Dieu est avec les humains ! Il aura sa demeure avec eux, ils seront ses peuples, et lui-même, qui est Dieu avec eux, sera leur Dieu. 4Il essuiera toute larme de leurs yeux, la mort ne sera plus, et il n'y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses ont disparu.