Prédication du 15 août

Le bonheur ne réside pas seulement dans la procréation d’un être mais aussi dans l’incarnation d’une parole! 
D'après Luc 11: 27-28
Vous le savez, ils sont aujourd’hui des millions à faire la fête à Marie pour célébrer son assomption. Une fête qui est marquée liturgiquement depuis le 8ème siècle mais qui n’est érigée en dogme par l’Eglise catholique que depuis 1950. Pour dire qu’au terme de sa vie terrestre, Marie aurait été élevée directement dans la gloire de Dieu sans connaître la mort et, surtout, l’impureté qui lui est associée.
 
Voilà de quoi donner quelques boutons à beaucoup de chrétiens non catholiques, surtout aux réformés.
 

  • Tout d’abord parce qu’évoquer Marie, comme nous venons de l’entendre dans l’Apocalypse et dans l’évangile, c’est évoquer une femme dont le corps a porté un enfant, dont les seins ont nourri cet enfant. Or, les réformés ont peiné et peinent encore à intégrer la dimension coroporelle dans l’histoire de la foi.
  • Et puis, les réformés ont aussi une allergie certaine à intégrer des dogmes qui convoquent le surnaturel pour convaincre d’une vérité. En l’occurrence, l’assomption ne s’explique pas. Mais si on l’admet, elle pose une question importante : puisque Marie a donné la vie, pourquoi serait-elle la seule à ne pas connaître la mort ? Qu’est-ce que ça dit de notre humanité à nous ?

 
Et c’est là que réside le paradoxe de plusieurs dogmes catholiques. Qui insistent pour dire que Marie est une femme, mais qu’elle n’est pas une femme comme les autres. De l’immaculée conception à l’assomption, dans la tradition, tout encourage à faire d’elle quelqu’un dont l’humanité ne serait pas la même que la nôtre. Comme si son humanité devait être extra-ordinaire pour qu’elle puisse jouer un rôle dans l’histoire du salut.
 
Or, avec mes ancêtres réformés, je crois profondément que l’histoire du salut ne s’écrit pas avec un H majuscule. Faite d’extra-ordinaire et de héros. Je crois que l’histoire du salut se décline à travers toutes nos petites histoires qui, aux yeux de Dieu, sont toutes importantes.
 
C’est pourquoi aujourd’hui, j’aimerais mettre le focus sur une femme. Et, par elle, indirectement seulement sur Marie.
 
Une femme qui n’a pas de nom, pas d’origine, pas d’âge… Une parfaite inconnue que vous aviez sans doute oubliée.
Dans les traductions françaises de la Bible, seuls 8 mots rappellent son existence : « Heureuse celle qui t’a porté et allaité. »
 
8 petits mots prononcés alors que Jésus est dans une mauvaise posture. Au milieu d’une foule qui se montre suspicieuse voire hostile. Car beaucoup s’interrogent : comment se fait-il que Jésus a autorité sur les esprits impurs ? Les questions fusent. Tire-t-il son autorité de Dieu ou de Béelzéboul ? Recherche-t-il l’unité du peuple ou sa division ? « D’où sort-il pour qu’on lui fasse confiance ? ».
 
Évidemment que les contemporains de Jésus n’ont pas notre recul. Ils ne connaissaient pas la fin de l’histoire. Ces questions les interpellent douloureusement et je les comprends.
 
Si Jésus passait aujourd’hui un entretien d’embauche, on lui demanderait ses références.
S’il était un petit Vaudois qu’on regarde avec tendresse, on lui demanderait : « à qui es-tu ? »
 
Mais dans le récit, la question est posée sans sourire. Le ton est sec ; même menaçant. Certains vont jusqu’à réclamer un signe qui vient du ciel pour attester de la personne de Jésus.
 
« Heureuse celle qui t’a porté et allaité. »
 
Ce n’est pas un signe qui vient du ciel. C’est un témoignage qui jaillit à hauteur d’hommes.
 
Et, je vous l’avoue, je salue le courage de cette inconnue. Je salue cette femme anonyme qui ose prendre la parole en public et rendre hommage à Jésus en déclarant sa mère « heureuse ». Pas bienheureuse, dans le sens de béatifiée ou sanctifiée. Mais heureuse celle qui a eu l’honneur d’être choisie pour devenir la mère du Sauveur.
Heureuse celle qui, humaine comme vous et moi, a fait place à Dieu dans son cœur prenant le risque de porter son Fils dans son corps.
« Heureuse celle qui t’a porté et allaité. »
 
Dans un tel contexte, n’importe qui aurait été soulagé qu’on prenne sa défense et qu’on dise son honorabilité. N’importe qui. Mais pas Jésus.
 
« Heureuse celle qui t’a porté et allaité. »
Et bien non réplique-t-il ! « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l’observent. »
 
Ce contre-pied a dû être dur à entendre par cette femme ; et elle s’est sans doute sentie bien seule au milieu de la foule.
 
Et pourtant, cette réponse de Jésus nous ouvre un horizon incroyable. Les déplacements de perspective qu’il propose permettent à ces deux petits versets de l’évangile de Luc de nous concerner et de nous interpeler tous, malgré le fait que personne aujourd’hui ne fait mémoire de cette inconnue qui troua la foule.
Trois changements de perspectives sont proposés par Jésus.
Le premier : on passe d’une béatitude au singulier à une béatitude au pluriel. Pour Jésus, ce n’est pas une seule personne qui est heureuse, mais toutes les personnes qui écoutent la parole de Dieu.
Plaidoyer donc pour un bonheur collectif ; bonheur collectif dont a besoin cette foule prête à se déchirer. Bonheur collectif qu’il est urgent de prêcher encore et toujours aujourd’hui tant l’individualisme prend chez nous une ampleur malsaine malgré les élans solidaires durant la pandémie.
 
Deuxième changement de perspective : Jésus opère un déplacement du « moi » aux autres. Peu lui importe son propre bonheur ou celui de sa mère. Ce qu’il veut, c’est le bien de celles et ceux qui se trouvent vis-à-vis de lui. Tous ces hommes, ces femmes, ces enfants qu’il a si souvent pris le temps de regarder en face pour les écouter, les relever, les encourager, les stimuler… leur dire que Dieu les aimait.
 
Au terme de son ministère, Jésus nous a passé le relais pour que nous osions nous aussi ce déplacement : Aimer son prochain comme soi-même. L’assurer de sa dignité par un regard… Le relever en lui tendant la main…
 
Troisième changement de perspective enfin : le bonheur ne réside pas seulement dans la procréation d’un être mais aussi dans l’incarnation d’une parole. Autrement dit, la valeur de notre vie ne tient pas tant à nos origines qu’à nos actes.
 
Disant cela, il ne s’agit évidemment pas de dénigrer père et mère. Mais d’endosser la pleine responsabilité qui est la nôtre sur cette terre. On reconnaît un arbre à ses fruits. Il ne suffit pas de dire Seigneur Seigneur pour entrer dans le Royaume, il faut faire la volonté du Père…
 
Preuve en est. Lorsque Marie accepte le plan de Dieu pour elle et pour l’humanité, elle est jeune, vierge et n’a pas encore connu d’homme. Elle met sa vie en péril. A cette même époque, Élizabeth, sa parente, est vieille et stérile. Elle se trouve elle aussi enceinte, entrant par là dans la folle histoire du salut.
 
Or, Élizabeth est la dernière femme stérile de la Bible à être guérie par Dieu. Après elle, plus aucun texte ne parlera de femme stérile.
 
Alors, ce n’est sans doute pas un hasard si Luc juxtapose ces deux béatitudes : « Heureuse celle qui t’a porté et allaité. Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l’observent. »
 
J’y vois là une manière de casser la malédiction qui était liée à la stérilité pour ouvrir à une autre fécondité.
Une fécondité enracinée dans l’écoute et la mise en oeuvre des paroles de Jésus. C’est l’idée de la suivance plus que de la généalogie. La suivance de Jésus qui donne sens à nos vies, dans la relation les uns aux autres, dans la pratique de la justice, dans l’engagement.
 
Alors aujourd’hui , qui que nous soyons, père ou mère ou pas, je nous souhaite de demeurer ouverts à cette fécondité de la suivance pour prendre toute notre place dans l’histoire du salut.
 
Car Dieu a besoin de nous. Et il a besoin de nous tels que nous sommes.
Amen