Prédication du 13 juin à l'occasion du culte avec les pèlerins

Abraham n’est pas né hébreu sur la terre de ses origines, il l’est devenu à l’occasion d’un long périple. Il se laisse (é)mouvoir par Dieu et découvre ainsi son identité profonde.
D'après Genèse 12: 1 à 5 et Jean 14: 1 à 6Cette mise en route d’Abram par Dieu, je la connais presque par cœur comme plusieurs parmi vous sans doute. Pourtant, elle est d’une telle intensité qu’à chaque fois que je la réentends, c’est comme si je la découvrais pour la première fois.
 
Et du coup à chaque fois, je me redemande : est-ce qu’Abram est pour moi un modèle à suivre ou une source de cauchemar ? Un modèle à suivre parce que sa confiance et son obéissance à Dieu sont absolues, magnifiques, enviables.
Un cauchemar parce que je suis forcée de constater que je ne lui arrive pas à la cheville. Accepter ainsi le plan de Dieu sans poser une seule question serait pour moi une mise en abîme si vertigineuse que j’en serais incapable.
 
Le récit biblique ne s’attarde pas sur les états d’âme ou les émotions d’Abram. On ne sait pas ce dont il se sentait capable ou pas, mais ce qui est clair à la lecture, c’est qu’il n’a pas hésité. Le Seigneur lui a dit de partir ; il s’est mis en route… Voilà qui ne cesse de m’étonner.
 
Et puis, à côté de cette acceptation immédiate, comme si un tel départ était naturel, ce qui me frappe toujours à nouveau, c’est qu’Abram suit l’ordre de Dieu sans avoir aucune idée de là où il va. Et ça, on a tendance à l’oublier parce que l’histoire, on la connaît. Mais au temps T, au moment M, Abram est dans le flou le plus total.
 
« Va vers le pays que je te ferai voir » se contente de lui dire le Seigneur. Dieu n’envoie donc pas Abram dans un endroit qu’il nomme et définit clairement. C’est le narrateur, à la fin des quelques versets que nous avons réentendus, qui évoque Canaan.
Dans la bouche de Dieu, il n’y a aucune indication préalable concernant la destination.

  • Il ne fournit pas à Abram une carte avec des coordonnées et un parcours à respecter.
  • L’itinéraire n’est pas balisé avec des gîtes que l’on peut réserver pour s’assurer un lit et un repas.
  • Dieu ne titille même pas l’envie ou la curiosité d’Abram en donnant par exemple une description du pays qui en vanterait les charmes et lui permettrait d’imaginer ce qu’il pourrait vivre sur cette nouvelle terre. Rien !

 
Rien, et malgré tout, Abram prend son bâton de pèlerin, « sa femme Saraï, son neveu Loth, tous les biens qu’ils avaient acquis et les êtres qu’ils entretenaient à Harrân », et il se met en route.
 
En agissant ainsi, celui qui deviendra Abraham, le père d’une multitude, cet ancêtre commun aux Juifs, aux chrétiens et aux musulmans ; en agissant ainsi, cet araméen errant, nous apprend quelque chose d’essentiel sur la construction de notre identité.
 
Vous le savez comme moi, Abraham est à l’origine de la constitution du peuple des Hébreux qui a précédé le peuple juif. Or, Abraham n’est pas né hébreu sur la terre de ses origines, il l’est devenu à l’occasion d’un long périple.
Hébreu, Ivri dans la langue hébraïque, c’est littéralement celui qui traverse, le passant.
L’hébreu, de par son nom même, n’est donc pas tant celui qui s’installe, que celui qui se met en route hors du lieu de sa naissance.
 
Ce lointain ancêtre nous apprend ainsi que la terre promise, l’horizon espéré de nos vies, ne sont pas un retour à l’origine ou à l’identique. C’est un saut dans l’inconnu, dans l’inédit. C’est l’ouverture sur une réalité autre, nouvelle…
 
… À une époque où on constate un certain nombre de replis identitaires. Au sortir d’une période de pandémie où on nous a martelé le fait que l’autre était un danger potentiel, source de contamination potentielle. Voilà qui donne à penser.
Considérer la terre promise, la destination de nos vies, non dans nos racines, non dans ce que nous connaissons mais dans une mise en route vers l’inconnu.
 
Et l’affirmation de Jésus « Je suis le chemin » relève de cette même perspective. En parlant ainsi, Jésus nous invite à faire de la foi, de la quête de Dieu, une démarche, une recherche, un périple, une découverte.
 
Étant le chemin, il n’est pas le but qui, une fois atteint, nous permet de nous arrêter, de nous immobiliser, d’en rester là avec l’impression que nous avons tout ce dont nous avons besoin pour vivre le restant de nos jours.
Il n’est pas non plus l’itinéraire si bien balisé que nous n’ayons pas à nous demander où nous mettons les pieds. Ou que nous ne connaissions ni hésitations ni faux pas.
 
Étant le chemin, Jésus est mouvement, dynamisme. C’est en le suivant, dans la confiance, que l’itinéraire de nos vies se révèle, peu à peu.
Là aussi, un encouragement au lâcher-prise et le rappel que notre identité profonde ne se joue pas uniquement dans nos origines mais aussi dans notre capacité à nous laisser mettre en mouvement.
 
Cela dit, j’en reviens à Abram car sa mise en route par Dieu contient encore une surprise de taille qui nous permet de la comprendre à un autre niveau.
 
« Quitte ton pays, ta famille, la maison de ton père et va vers le pays que je te ferai voir. »
 
Allez savoir pourquoi, cette traduction française est incomplète. Comme dans quasi toutes les traductions, il y a 2 mots du texte hébreu qui manquent ici… Ces deux mots sont « pour toi »… Ce qui donne dans le texte original : « Pars pour toi, loin de ton pays, de ta famille, de la maison de ton père et va vers le pays que je te ferai voir. »
 
Pars pour toi. Par ces mots, Dieu n’encourage pas Abram à se regarder le nombril dans un geste où il serait tellement centré sur sa propre personne qu’il perdrait contact avec les autres, voire même avec la réalité.
Dieu lui dit : Pars pour toi… comme on dirait pars pour Saint-Jacques, Rome, Nîmes ou autre… Va à la découverte de qui tu es. Considère-toi comme une terre inconnue, à découvrir.
 
Comprends cette mise en route comme une chance. Comme l’occasion de te découvrir en dehors de la terre où tu habites et qui te façonne culturellement. En dehors de ta famille dont l’éducation te modèle socialement. En dehors de tes habitudes qui structurent ton quotidien mais qui le rétrécissent aussi un peu parce que, quand tu es dans des ornières, il t’est difficile d’en sortir pour aller voir ailleurs.
 
Tu existes avec tout cela, nous dit Dieu. Tu existes avec tes contingences culturelles et sociales ; tu existes avec tes habitudes, mais tu ne t’y résumes pas. « Alors pars pour toi, en dehors de ton pays, de ta famille, de la maison de ton père et va vers le pays que je te ferai voir. »
 
La mise en abîme que j’évoquais au début devient, du coup, moins vertigineuse. Et elle me révèle un Dieu humble et compagnon.
 
Un Dieu humble qui appelle l’homme vers l’homme. Il ne dit pas à Abram “viens vers moi“… Il lui dit va pour toi
Un Dieu compagnon car il ne lâche pas Abram d’une semelle tout en le laissant vivre.
Je trouve qu’il y a quelque chose de bouleversant dans cette humble générosité de Dieu. Dans ce compagnonnage proposé. Dans cette liberté offerte.
Et je fais le pari que Dieu nous adresse aujourd’hui encore cet appel à partir pour nous. Laissons donc cette invitation résonner en nous, sachant que chacun demeure libre de sa réponse.
 
Amen