C’était il y a quelques semaines à peine, à la mi-mars. Les rayons des grandes surfaces étaient pris d’assaut. Ici il manquait du riz, là du thon en boîte, de la levure, ou encore des raviolis. Un peu partout, du papier de toilette… Jamais je n’aurais imaginé vivre une telle réalité dans mon quartier. Et pourtant !
Ensuite, il y a eu les razzias dans les pharmacies sur les boîtes de Dafalgan, les solutions hydro-alcooliques et les masques chirurgicaux.
Depuis quelques jours, à la réouverture de certains commerces, d’étranges files d’attente s’allongent sur les trottoirs, distances à respecter obligent.
D’autre files humaines aussi me font perdre pied : celles de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants qui patientent parfois longuement pour recevoir un colis contenant un peu de nourriture.
Dans ce contexte, m’est revenue de façon lancinante cette demande adressée à Dieu : « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour ».
Cette demande, priée depuis plus de 2000 ans, a suscité de nombreuses controverses dans l’histoire.
Pourquoi ? Parce que la traduction de l’adjectif “quotidien“ ou de l’expression “de ce jour“ n’est pas garantie. Le mot grec qui est utilisé à cet endroit, “épioussios“, ne se trouve nulle part ailleurs dans le Nouveau Testament. Il n’a même aucun parallèle dans les écrits grecs en général.
Si bien qu’au final, on ne saurait dire si Jésus a voulu parler du pain « d’aujourd’hui ». Ou de celui de « demain », entendez par là celui qui assure l’avenir. S’il imaginait uniquement le pain matériel ou si on peut lire dans ces mots une extension de sens à tout ce qui est vital pour les hommes.
Beaucoup d’interprétations sont possibles. Peut-être gagnerions-nous à ne pas être trop restrictifs dans nos essais de compréhension. Origène, un des pères de l’Église, a même imaginé que les évangélistes avaient créé ce mot pour dire toute la richesse secrète contenue dans la simple réalité du pain.
J’aime bien cette interprétation large qui rappelle ce que l’écrivain Philippe Delerm dit du pain : « Bien plus que d'un aliment, il s'agit là d'une assise mentale. Le pain, c'est le squelette, la structure des journées. Un peu de croûte rêche et brune, un peu de mie : la vie a trouvé là sa poutre de soutènement. »
Pour en revenir au pain dont parle Jésus, j’aimerais dégager 3 pistes de réflexions.
- Tout d’abord, le pain qui est reçu est un pain à partager. « Notre» pain, prions-nous… et pas « mon » pain. Le pain ne saurait donc être la propriété ou l’apanage d’un individu au détriment des autres. La demande du pain quotidien implique, de la part de chacun, une éthique du partage. Dans la sainte cène, c’est d’ailleurs bien le pain « rompu et partagé » qui se donne à goûter comme corps du Christ et non pas un pain mangé égoïstement dans son coin.
- « Notre pain de ce jour». En nous invitant à prier ces mots quotidiennement, Jésus nous découvre le visage d’un Dieu présent au cœur de nos vies. Il n’a pas donné une fois pour toutes, dans un passé lointain, ce dont l’être humain a besoin pour vivre, le laissant se débrouiller seul par la suite.
Non. Dieu est prêt à intervenir chaque jour pour nourrir nos attentes, combler nos besoins. Il a un réel souci de nous. Il nous manifeste un soin réel.
- « Notre pain de ce jour». Demander jour après jour le pain -ou les pains- nécessaires à nos existences, c’est s’ouvrir à une expérience du dessaisissement. Il y a là un écho à l’épisode de la traversée du désert et de la manne que Dieu donnait à son peuple jour après jour.
Une manière de nous mettre en garde contre une certaine forme de prévoyance qui nous est si chère. Tout prévoir... Faire des réserves... C’est assurément utile. Mais à l’extrême, cela peut revenir à penser que nous sommes maîtres de l’avenir et que nous pouvons en disposer à condition d’avoir accumulé suffisamment de richesses. Est-ce ce que nous croyons ?
« Notre Père, donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour ». Je vous laisse méditer cette prière en alimentant vos réflexions de toute l’expérience de vie qui est la vôtre.