Cathédrale de Lausanne, 30/03/2025
Il est des invitations qui ne se refusent pas… Et celle que j’honore aujourd’hui fait partie de celles-là. J’avais noté cette date depuis des mois et des mois, ce rendez-vous aujourd’hui à Lausanne, mais je ne pensais pas, en l’acceptant, qu’elle aurait autant de sens.
Laissez-moi commencer par là et vous dire combien je suis heureuse d’être avec vous aujourd’hui, en ces temps si complexes et douloureux. Combien je suis heureuse de venir vous parler précisément en des jours où on peine à se dire… un temps ou les mots manquent et, parfois, mentent. Où ils deviennent si souvent des slogans dans la bouche de gens haineux, des appels à la division, des instruments de propagande, pour mieux caricaturer la position de l’autre, pour mieux nier la légitimité, la pleine légitimité de son discours ou de son existence.
Quoi de plus symbolique que de venir se rencontrer en un temps où tant de gens cherchent à nous braquer les uns contre les autres, à caricaturer les uns et les autres, pour ne laisser aucun espace apte à accueillir une conversation véritable…
Une conversation, c’est quoi ? C’est un échange où l’on est prêt à ne pas sortir indemne, où l’on sait que l’autre va à tout jamais nous changer… La conversation c’est littéralement ce qui nous prépare à une autre version de nous, à un changement possible de ce que l’on est… Accepter le dialogue, c’est concevoir qu’on puisse en sortir AUTRE.
Nous sommes nombreux à percevoir combien il est difficile aujourd’hui de se parler. Nous peinons parfois à nous rencontrer et pourtant nos calendriers, eux, nos liturgies, les temps sacrés de nos fêtes religieuses sont plus que jamais en dialogue… et c’est comme si, plus solidement que jamais, ils se tenaient la main.
Regardez la fête que nous nous apprêtons à vivre : la fête de Pâques. Elle approche pour vous, les chrétiens, comme elle approche pour nous, les juifs. Et précisément en ce moment même, les chrétiens se préparent à cette célébration et les juifs en font autant. Évidemment, ils ne font pas la même chose pour cela : les uns et les autres préparent la Paque, et donnent le même nom évidement à deux fêtes qu’ils ne célébration pas du tout de la même manière, ni avec la même signification. Et peut-être que plus que jamais, cette concordance de calendrier est l’occasion de s’en parler, de nous raconter les uns aux autres.
Il y a quelques années j’avais lancé une idée en espérant qu’elle serait reprise, je ne désespère pas qu’un jour quelqu’un s’en empare… J’avais dit, je crois dans une interview à la radio, que de la même façon que les juifs fêtent la pâque juive et les chrétiens la pâque chrétienne, il serait temps d’organiser une fête du « pas-que » : le moment où l’on se rappelle qu’on n’est PAS QUE juifs ou chrétien ou musulman ou suisse ou français ou que sais-je encore. Pas que les enfants d’une seule tradition ou d’une nation ou d’une identité, mais que ce qui nous rapproche et nous lie est toujours immensément plus vaste que ce qui fait frontières et distance et qui nous sépare.
Alors, bien sûr, tout cela ne revient pas à croire ou prêcher un grand syncrétisme, en l’illusion que tout est pareil, que nos traditions diraient exactement la même chose. (Si c’était le cas, nous n’aurions pas besoin de nous parler ou de nous rencontrer).
Le vrai sens du dialogue inter-religieux, c’est toujours d’admettre que non, on ne se comprend pas complément, quelque chose de l’autre nous échappe et nous est étranger et partiellement incompréhensible, d’où la nécessité de se parler. C’est parce qu’il y a du malentendu qu’il faut tendre l’oreille… et alors le dialogue est nécessaire et fertile…
Prenons l’exemple de Pâques.
À Pâques, les juifs font le récit de l’histoire la plus sacrée de leur identité. Vous la connaissez forcément cette histoire puisqu’on en a fait des films hollywoodiens et même des dessins animés. À Pâques, les juifs racontent la sortie d’Égypte et ils évoquent ensemble ce souvenir ancestral.
Nos ancêtres étaient esclaves, aliénés à un pharaon au pouvoir dévastateur, mais l’Éternel les a sortis de là par une main étendue et un bras puissant. Et chaque année, nous nous répétons que nous avons été libérés. Non pas nos ancêtres, mais nous ! Nous disons que nous sommes nous-même sortis d’Égypte, que nous étions esclaves et qu’il a fallu être libérés… C’est à dire qu’il faut à chaque génération se demander qui est le pharaon dont il faudra s’émanciper, quelle est l’Égypte qu’il faudra quitter pour aspirer, à notre tour, à être libre.
Les chrétiens, eux aussi, à Pâques, font quelque chose de similaire : ils énoncent ce jour-là le récit du narratif le plus central et fondateur de leur tradition. Évidemment il s’agit d’une autre histoire : Celle de Jésus, qui est mort puis qui est revenu à la vie. La Pâque chrétienne énonce la possibilité d’un dernier repas qui ne sera pas le dernier repas mais qui grâce, à un miracle extraordinaire annonce la suite de l’histoire… C’est évidemment le récit d’une résurrection, c’est à dire d’un retour à la vie, qui constitue le récit fondateur et puissant de la chrétienté.
Vous le voyez ces deux temps du calendrier ne s’appuient ni sur la même histoire ni sur les mêmes pratiques, mais énoncent des vérités en dialogue. Les deux histoires disent qu’il existe un au-delà de ce qui était, une possibilité de dépasser ce qui fut : l’esclavage pour les juifs, la mort pour les chrétiens.
Je vous invite un instant à élargir notre réflexion et y inclure de façon très particulière le calendrier musulman. Cette année dialogue lui aussi avec nos célébrations puisque l’islam s’apprête à marquer dans quelques jours la fin du ramadan, la fin d’un mois sacré. Précisément au moment où les juifs et les chrétiens se préparent à leur solennité sacrée.
En fait, mine de rien, je viens de vous faire un cours assez complet de religion comparé en trois minutes. Je viens de vous faire économiser des années de cours de théologie à la fac. En vous résumant les trois grandes religions monothéistes en quelques phrases qu’on pourrait résumer ainsi :
- Les juifs croient par dessous tout un dieu qui libère et qui émancipe.
- Les chrétiens à un dieu qui pardonne et ramène à la vie.
- Les musulmans, quant à eux, (il suffit de lire le coran pour le comprendre), enseignent que Dieu vous permet de survivre en milieu hostile, de surmonter l’adversité du désert pour être protégé et rester bien vivant…
Vous l’entendez, ces trois récits de nos traditions, les narratifs centraux et sacrés des uns et des autres ont tous quelque chose d’incroyablement universel. Le propre de l’homme, de tout homme (quelle que soit sa religion) est d’aspirer à se libérer, à vivre, et à survivre.
Le point commun entre ces trois projets spirituels très universels est qu’il s’agit toujours de croire en la possibilité d’une SURVIE en deux mots. Nous aspirons tous, et chacun dans la langue de nos traditions à sur vivre, à faire que nos vies soient plus grandes que la vie, tournées vers un transcendant, un au-delà que ce qui semblait être écrit pour nous.
Regardez comment les temps de nos calendriers font cela simultanément : lors de la préparation à la pâque juive et à la pâque chrétienne, et durant le ramadan, il s’agit toujours d’interroger notre consommation, de la limiter d’une manière ou d’une autre.
Les juifs se débarrassent pour la fête de Pessah, de tout ce qui gonfle et fermente dans leur cuisine. Nous ne mangerons que du pain azyme, un pain qui n’a pas gonflé ou levé, un pain qui prend moins de place que les autres. Les musulmans, eux, font un jeûne pendant un mois complet. Et les chrétiens selon des pratiques différentes évidement, selon qu’ils soient catholiques ou protestants, pensent à leur manière la question de la limitation, de la modération dans leur consommation quelle qu’elle soit.
Je vous invite à méditer cela : cette conscience commune que pour accéder au plus grand que soit, au transcendant, cela exige toujours de se faire, un temps, plus petit que soi, de créer en soi du creux, du vide, du manque…, du moins gonflé, du moins rempli… Prendre conscience d’une limitation intérieure pour se préparer à accueillir de l’illimité.
On m’a proposé de choisir un texte de lecture biblique et j’ai immédiatement pensé à celui que j’ai partagé avec vous : un extrait l’exode qui raconte et décrit la nourriture qui chaque jour tombait du ciel pour nourrir les hébreux pendant leur traversée du désert. Il s’agissait de la très célèbre manne.
Les Hébreux venaient de sortir d’Égypte. Pour survivre pendant cette longue traversée, Dieu leur envoie une étrange substance, littéralement tombée du ciel. Mais personne ne sait comment nommer cette graine étrange qui se pose sur le sable du désert. Et les Hébreux se demandent les uns aux autres : MAN HOU ? En hébreu, cela veut dire : qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce donc que cela ?
Et la Bible poursuit en disant : voilà pourquoi on appela cela LA MANNE. C’est de l’hébreu : la manne porte le nom de la question posée par ceux qui ne savait pas comment l’appeler. Pour le dire autrement, pendant toute la traversée du désert, les Hébreux ont mangé de la question : ils ont mangé du quoi ?, du qu’est-ce que c’est ?... Comme si, précisément, c’est de cela dont ils avaient par-dessus tout besoin…
Ils viennent de quitter un monde d’esclavage et doivent en chemin apprendre à devenir enfin des hommes libres. Et qu’est-ce qu’un homme libre ? Je vous le donne en mille : c’est quelqu’un qui sait accueillir la question, et se nourrir d’elle. C’est quelqu’un qui interroge et qui apprend à consommer de l’incertitude, à digérer autrement l’indubitable.
Et pourquoi vous parler ce matin de ce texte ? En quoi est-il pertinent pour nous ? Je crois qu’il l’est tout particulièrement aujourd’hui, en ces temps si complexes et douloureux que nous vivons.
Beaucoup de gens autour de nous, sont étrangement esclaves de mots qui les enferment, de discours de propagande qui caricaturent les positions des uns et des autres, de visions simplistes d’un monde qu’ils n’interrogent plus… Ils refusent la manne, ce QUOI qui devrait leur permettre de traverser le désert et de s’en nourrir.
Je ne cesse de penser à cela ces derniers mois, tandis que la montée des rages et des colères enferme tant de gens dans une forteresse de certitude ou d’entre soi et, souvent, d’ignorance. C’est précisément cela qui empêche le dialogue.
J’ai toujours cru au dialogue avec l’autre, au dialogue interreligieux ou intra-religieux, au dialogue de façon plus générale avec tous ceux qui ne nous ressemblent pas, ne pensent pas comme nous, ne nous comprennent pas nécessairement. Depuis quelques mois, face à un déferlement de haine, notamment de haine antisémite qui semble comme un océan qui nous submerge, j’ai décidé de renforcer ce dialogue, de ne pas renoncer, surtout ne pas renoncer à trouver des partenaires de conversation, des gens avec qui dialoguer.
J’ai dû certes réviser un peu mes conceptions quant à la limite de ce dialogue. J’ai toujours pensé qu’on pouvait parler avec tout le monde et j’ai légèrement changé d’avis. Aujourd’hui, j’ai décidé d’énoncer les choses ainsi : je considère que je peux et que je dois parler avec tout le monde, dans la mesure où l’autre ne nie pas mon droit à l’existence.
Vous admettrez que cette définition, ce principe, est assez minimaliste mais, pourtant, j’en ai fait une modalité de conversation aujourd’hui. Je veux parler avec tout le monde mais à condition que mon interlocuteur ait pour base de conversation le plein droit de l’autre à être là. C’est vrai en Europe comme c’est vrai au proche orient et en bien d’autres lieux de la planète.
Je ne crois pas qu’on aide à faire venir la paix en éclipsant le droit de l’autre à être. En ne défilant qu’avec un seul drapeau, par exemple, ou en ayant une empathie sélective à la souffrance et au traumatisme des uns en éclipsant la douleur des autres…
Et à partir de ce principe, le chemin de paix est possible et puissant.
Il n’est pas de meilleur temps pour s’en rappeler et le savoir qu’en ce temps de notre calendrier. Tandis que nous préparons nos fêtes respectives de Pâque, nous sommes capables de nous rappeler que nous ne sommes PAS QUE la méfiance que certains voudraient avoir à notre égard, PAS QUE les murs que nous érigeons entre les uns et les autres. PAS QUE des gens qui « parlent » de paix mais aussi des gens qui, par leurs actes et leurs engagements, la font ensemble venir.
Merci à vous.