"Comme un paysage qui s'invente"

Olivier Christinat, Comme un paysage qui s’invente

Chants de la lumière en temps de désarroi

par Claude Reichler

 

Les objets sont partout : dans nos maisons, nos loisirs, nos déplacements, nos soins corporels… Alors que notre époque se veut celle de l’immatériel, des réseaux sans fil et de la communication instantanée, les objets nous envahissent, transportés par milliards sur terre, sur mer et dans les airs. Ils deviennent déchets, monceaux de déchets entassés loin de nos regards, brûlés ou compactés, exportés vers d’autres continents, et multiplient le solde négatif de notre système économique.

Mais les objets peuvent aussi gagner une seconde vie. Une industrie est née de leur récupération et de leur recyclage, un commerce du second hand ; un art du faire et une culture de la proximité réparent les destructions et réemploient des passés qu’on croyait morts. Muni de son appareil photographique, Olivier Christinat est allé explorer, dans des usines de retraitement des déchets, les tonnes de plastique, de métaux, d’aluminium, de bois, de verre, que nos sociétés rejettent jour après jour. Il a photographié les masses que des grues soulèvent, que des bulldozers déplacent, que des machines et des hommes trient pour les donner à cette seconde vie, offrant une sorte de rédemption à la société productiviste.

Quelque chose, là, non simplement renaît mais s’invente, « un paysage s’invente », selon le titre de l’exposition, dans la déshérence et la catastrophe. En pur plasticien, Christinat extrait des images cadrées d’un fatras de débris. Il impose aux choses une ordonnance, institue des rapports et des ruptures dans les lignes et les volumes, associe ou oppose les couleurs, exalte la lumière. Il transforme le fouillis des matériaux et le flot d’impuretés en pages lisibles où apparait tout à coup, surprenante, de la beauté. Des formes naissent dans l’indistinct, les coloris chatoient, les lumières chantent. Le « paysage » n’est pas dans le monde perçu, il n’est pas dans les choses captées par l’appareil, mais dans le regard qui transcende la banalité et la laideur. 

Dans cette transmutation du rebut en art, Olivier Christinat, comme d’autres artistes de la modernité, se montre en alchimiste adepte du Baudelaire des Fleurs du Mal : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », dit-il à son tour, non à la Ville (à Paris), mais à la société de la marchandise.

L’exposition est constituée principalement d’une suite de minces et hautes boîtes rectangulaires, rétro-éclairées et contenant les photographies sur film translucide. Nous les découvrons en parcourant les bas-côtés à droite et à gauche de la nef. Dans la pénombre, l’éclat des couleurs et les variations de la lumière répondent aux vitraux de la cathédrale animés par le soleil. Fidèle à son nom, la photographie noue des correspondances avec l’art verrier. Les visiteurs passent, s’arrêtent, frappés, parfois rebutés par la misère des objets, mais éblouis par les fulgurances des images. On s’éloigne, on revient sur ses pas, on tourne la tête pour voir les photographies de l’autre côté de la nef. Les résonances se multiplient, rien n’est semblable et tout renaît à chaque fois dans la lumière, comme une fête pour l’œil. Peu importe alors les objets, seul compte le printemps des miroitements colorés, reflets et scintillements nés des détritus de la consommation.

Ainsi la lumière devient-elle le thème conducteur de l’exposition, qui se retrouve dans d’autres œuvres, plus rares, devant lesquelles on se pose et médite. Je pense aux deux photographies des grands arbres en hiver : le photographe a opéré depuis le sol, le regard levé vers la canopée au travers de laquelle s’insinue la douceur du ciel, effusion de clarté qui découpe les branchages, les rameaux, leur brusques jetées et leurs entrelacs traçant des écritures énigmatiques.

D’autres images portent littéralement sur ce thème de l’écriture. Insérées dans le même dispositif d’un cadre rétro-éclairé, elles apparaissent comme le dessin d’innombrables et minuscules tracés emplissant toute la page dans un miroitement de gris. Lorsqu’on s’approche, on reconnaît un texte, ses lignes compactées, les blancs entre les blocs des mots. L’œil peut distinguer les caractères hébraïques, grecs et arabes. Ce sont ici les trois livres fondateurs des monothéismes, la Thora, le Coran et l’Évangile, que l’artiste a réduits pour former de chacun une seule image, une sorte de page-icône où le regard divague et se perd. L’exercice de la lecture, indéfiniment remotivé, reste inachevé ; le texte, à la fois offert et insaisissable, est une perpétuelle interrogation. La structure de la page avec ses pleins et ses creux, ses symétries et ses cassures, se retrouve ailleurs, dans deux photographies aux dominantes de bleu, elles aussi énigmatiques. Un bruit de vagues et de léger ressac nous fait y découvrir la surface du lac devenu page, nature faite texte. 

Le thème scripturaire est repris dans cette sorte de bercail qu’est devenu le portail sud, cette fois-ci dans son expression vocale, sous la forme de 40 micros suspendus aux colonnes qui soutiennent les sculptures. Chacun d’eux chuchote un texte choisi et lu par des collaborateurs et collaboratrices inconnues. C’est la rumeur de l’écriture profane, littéraire ou non, devenue souffle et voix, demandant aux visiteurs le silence et la concentration, seuls propres à tenter de lever l’énigme du sens, tâche là encore inachevable. Comme pour les images des objets détruits et recyclés, un passage à l’esthétique a lieu dans les deux modes, le texte et la parole. Cette entrée dans l’espace de l’art est certes un renoncement à l’exégèse, mais elle se fait sans masquer la dimension spirituelle, discrète mais insistante, qui sourd des dispositifs de médiation.

De fait, toute l’exposition invite à ressentir cette dimension, non nécessairement religieuse mais disposant au recueillement dans l’admirable espace architectural de la cathédrale. Une tension naît de la confrontation entre le passé que représentent les textes transmis de génération en génération, et le futur inquiétant des déchets accumulés. Les chants de la lumière, dans leur éclat comme dans leur discrétion, leur expression tantôt retenue et tantôt éclatante, appellent l’attention sans écarter le désarroi qui nous habite aujourd’hui. Marqué par la recherche de la beauté dans son classicisme comme dans ses ruptures et ses paradoxes, l’œuvre d’Olivier Christinat ne se refuse ni à la dimension symbolique ni à l’aspiration vers quelque chose de plus grand que l’humain.

L’artiste ne donne pas de clés : il laisse le monde se penser à travers son œuvre.